Pourquoi la distribution sélective a du sens pour une maison de luxe ou de mode premium

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Annabelle GaubertiGrâce à la distribution sélective, une marque qui souhaite distribuer ses produits sur le territoire français ou sur l’ensemble du territoire de l’Union Européenne, a le droit de définir un certain nombre de critères permettant de sélectionner les revendeurs qui auront le droit de vendre ces produits. Explications d'Annabelle Gauberti, avocate au Barreau de Paris. 

Cette technique de vente a été, et est toujours, utilisée en particulier pour les produits de luxe, ainsi que pour les biens ayant une haute technicité tels que les voitures de luxe ou les systèmes de sons hi-fi.

La distribution sélective est un outil très utile à la disposition du fournisseur puisque ce-dernier peut refuser de vendre aux revendeurs qui ne respectent pas les critères qu’il avait instaurés.

Ce système est donc  intéressant puisqu’il permet au fournisseur de produits d’organiser sa distribution en fonction de ses souhaits et de sa stratégie.

 1. Distribution sélective de produits de luxe

Les maisons de luxe, toujours soucieuses de leur image, utilisent souvent la distribution sélective pour vendre leurs produits. C’est en effet la technique de distribution la plus utilisée pour les parfums, les cosmétiques, les accessoires de cuir ou même le prêt-à-porter.

Cette méthode de distribution présente beaucoup de flexibilité, comparé à la distribution exclusive ou à la franchise, notamment parce qu’elle permet au fournisseur de sélectionner les revendeurs selon des critères qui sont surtout qualitatifs, assurant ainsi une commercialisation dans des conditions qui conviennent au prestige que la maison de luxe donne à ses produits.

La distribution sélective permet de différencier les produits de luxe d’autres produits potentiellement concurrents – bien que plus "communs" -. Elle permet surtout de gérer la rareté et le prestige, qui constituent deux des caractéristiques essentielles des produits de luxe.

D’un point de vue économique, les maisons de luxe font actuellement face à un paradoxe consistant, d’un côté, à maintenir et même renforcer leur image de luxe et, de l’autre, à accroitre l’accès à leurs produits pour une clientèle en croissance constante.

Ainsi, les entreprises de luxe doivent adapter leurs méthodes classiques de distribution à ces nouvelles contraintes économiques. En effet, mettre en place des critères très restrictifs permet de limiter le nombre de revendeurs, alors qu’une certaine flexibilité dans l’application de ces mêmes critères permet un accès plus large aux consommateurs avec, toutefois, le risque de dégrader les conditions de commercialisation.

C’est la raison pour laquelle certaines marques de luxe qui, dans le passé, avaient l’habitude de s’appuyer sur la distribution de leurs produits en propre, via un réseau de points de vente stratégiques, maintenant ont en majeure partie des revendeurs sélectifs. En conséquence, il y a une multiplication d’enseignes pour une vraie distribution sélective, telles que Sephora ou Marionnaud.

Aujourd’hui, la majorité des maisons de luxe vendent certains produits qui sont particulièrement prestigieux, exclusivement dans leurs propres magasins et réseaux, alors que, en même temps, elles donnent à certains produits un accès plus large, en particulier à travers les « corners » et « shops-in-shops » dans des espaces fréquentés par le grand public. Il est certain que la distribution sélective est le système de distribution qui est le plus adapté aux produits de luxe et celui auquel les maisons de luxe sont le plus attaché.

Ainsi, l’évolution du droit de la concurrence vers une plus grande flexibilité – en particulier en ce qui concerne la définition et l’application de ces critères pour sélectionner les revendeurs – est hautement appréciée par les marques de luxe.

Le règlement européen n. 330/2010 du 20 avril 2010 concernant l’application de l’article 101(3) du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) aux catégories d’accords verticaux et pratiques concertées (Règlement 330/2010) (qui remplace le règlement n. 2790/1999 du 22 décembre 1999 concernant l’application de l’article 81(3) du traité aux catégories d’accords verticaux et pratiques concertées (Règlement 2790/1999), ainsi que les directives sur les restrictions verticales, fournissent un système d’exemption à l’interdiction de principe des accords (mentionnée à l’article 101(1) du TFUE).

Ce système d’exemption est essentiellement basé sur l’importance des parts de marché détenues par les sociétés en question.

2. Validité des accords de distribution sélective selon le droit de la concurrence

Du point de vue du droit de la concurrence, la distribution sélective peut avoir l’effet de limiter la concurrence inter-marques puisqu’elle pourrait exclure un certain type de distributeurs du marché, tout en encourageant certains comportements de collusion entre les fournisseurs et les détaillants.

C’est pourquoi la légalité des accords de distribution sélective est toujours évaluée au regard des règles fondamentales applicables au droit de la concurrence, en particulier l’article 101 du TFUE qui interdit les accords entre entreprises ainsi que toutes pratiques concertées, susceptibles d’affecter le commerce entre les états-membres et dont l’objet, ou effet, est de limiter ou d’altérer le jeu de la concurrence, à l’intérieur du marché commun.

Toutefois, depuis la publication du Règlement 2790/1999, il est clair que certains accords de distribution sélective sont hors du champ de l’article 81 du traité CE (aujourd’hui l’article 101 du TFUE), alors que d’autres peuvent être interdits par la loi contre les ententes.

Ainsi, les accords de distribution sélective qui appartiennent à cette deuxième catégorie sont, a priori, interdits, mais pourraient toutefois être « exemptés » s’ils remplissent certaines conditions.

L’ancienne exemption de principe concernant les accords verticaux (Règlement 2790/1999), qui a expiré le 31 mai 2010, avait été rédigée de manière à ce que des systèmes de distribution sélective puissent (dans le cas où ils seraient couverts par l’article 101(1) du TFUE) être soumis au traitement d’exemption de principe.

La nouvelle exemption en bloc concernant les accords verticaux (énoncée dans le Règlement 330/2010), qui a remplacée l’exemption de principe du Règlement 2790/1999, à partir du 1er juin 2010, suit le même raisonnement (voir le flowchart 1 et le flowchart 2 ici).

Dans le cas des véhicules motorisés, il y a même une exemption en bloc dédiée, qui couvre certaines formes de distribution sélective pour la vente de nouvelles voitures. Dans tous les autres cas, toutefois, les fournisseurs doivent soit structurer leurs systèmes afin qu’ils ne soient pas dans le champ d’application de l’article 101(1) du TFUE, soit s’assurer que ces mêmes systèmes soient bien couverts par l’exemption de l’article 101(3) (à noter que, depuis mai 2004, il n’a pas été possible d’obtenir cette confirmation auprès de la Commission Européenne sur ce point par voie de notification).

2.1. Article 101(1) du TFUE

La première question consiste à vérifier si l’accord ou le réseau de distribution sélective de la maison de luxe entre dans le champ d’application de l’article 101 (1) du TFUE, qui est la disposition principale en matière de concurrence, concernant les accords commerciaux dans l’UE.

Avec l’approche de la Commission Européenne et de la Cour Européenne de Justice (CEJ), il est généralement admis que les accords de distribution sélective n’entreront pas dans le champ d’application de l’article 101 (1) du TFUE, à condition que trois conditions soient réunies:

- Nature des biens : la nature des produits est telle que la distribution sélective est nécessaire pour s’assurer de ce qu’ils sont distribués de manière adéquate (par exemple, la Commission Européenne a accepté les systèmes sélectifs qui  limitent la distribution aux revendeurs ayant une expertise spécifique, un personnel entraîné, des locaux appropriés ou des arrangements d’entretien adéquats dans des cas relatifs aux voitures, TV, appareils-photos, produits hi-fi, ordinateurs, montres premium, bijouterie, à la cristallerie et la vaisselle de porcelaine) ;

- Nécessité/proportionnalité : les revendeurs sont sélectionnés uniquement sur le fondement de critères qualitatifs qui ne sont pas  excessifs, afin de s’assurer que les biens sont distribués dans des conditions appropriées (par exemple, l’exigence que le revendeur fournisse un service après-vente et l’exigence que les employés du revendeur soient techniquement qualifiés et que les locaux soient appropriés, y compris en ce qui concerne la possibilité d’agencer les produits de luxe) et

- Objectivité : les critères qualitatifs sont appliqués objectivement et sans discrimination, de sorte que tout revendeur qui remplit ces critères sera admis dans le réseau. Les fournisseurs doivent être préparés à fournir des réponses écrites et circonstanciées aux demandes (identifiant ce qui doit être fait pour remplir les critères du fournisseur) car cela rendra la nature non-discriminatoire des critères encore plus évidente.

Les limites quantitatives concernant le nombre de revendeurs tomberont invariablement dans le champ d’application de l’article 101 (1) tout comme les restrictions ayant des effets similaires. Par exemple, une obligation d’atteindre un chiffre d’affaires minimum concernant les produits du fournisseur pourrait avoir pour  effet de limiter le nombre des revendeurs autorisés sur un territoire donné, tombant ainsi dans le champ d’application de l’article 101 (1).

2.2. Article 101 (3) du TFUE

Quand un fournisseur souhaite imposer des restrictions supplémentaires significatives allant au-delà de celles relatives aux qualifications techniques des revendeurs, à leur personnel et à leurs locaux, son système de distribution sera en général prohibé au titre de l’article 101(1) et toute justification pour ces restrictions supplémentaires devra être considérée à l’aune de l’article 101(3) du TFUE.

Les systèmes de distribution sélective peuvent répondre aux conditions du traitement de l’exemption de bloc au regard de l’exemption de bloc des accords verticaux énoncée à l’article 101(3) du TFUE.

En application de cette nouvelle politique de la Commission Européenne relative à l’exemption de bloc individuelle applicable à tous les accords verticaux (y compris les accords de distribution sélective), les restrictions verticales sont présumées légales en l’absence de pouvoir de marché. Le test pour déterminer l’existence d’un tel pouvoir de marché utilise le seuil de part de marché de 30% du marché en question.

En dessous de ce seuil, aucun pouvoir de marché n’est présumé et les accords peuvent bénéficier de l’exemption de bloc. Au-dessus du seuil de 30%, il n’y a pas de présomption d’illégalité et aucune obligation de notifier un accord, mais les sociétés peuvent faire leur propre évaluation pour déterminer si un accord restreindrait la concurrence.

Les directives sur les restrictions verticales sont sensées aider pour conduire une telle analyse.

Le seuil "safe harbour" de 30% s’appliquera tant à la part de marché du fournisseur qu'à la part de marché du revendeur achetant les produits.

Les types de restriction suivants ont été autorisés par la Commission Européenne au titre de l’article 101(3) du TFUE, tenant en compte les produits en question et la structure du marché concerné (et seront en général exemptés en application de l’exemption de bloc des accords verticaux, à condition que les autres critères soient aussi remplis) :

- Restrictions quantitatives : dans le cas Omega, par exemple, la Commission Européenne a accepté la restriction sur le nombre de revendeurs car Omega était uniquement physiquement capable de produire une quantité relativement restreinte de ses montres de luxe et parce qu’il y avait une demande limitée pour ces montres.

- Limitations territoriales sur la sélection des revendeurs : dans le cas BMW (OJ 1975/L29/1) et le cas Omega (OJ1970 L242/22), la Commission Européenne a indiqué qu’elle était prête à exempter les accords relatifs aux limitations territoriales quand les revendeurs doivent fournir des investissements substantiels afin de maintenir leurs installation de stockage et d’entretien. La Commission Européenne a aussi précisé qu’elle pourrait accepter les limitations territoriales quand la nature spécifique des produits pouvait justifier une coopération étroite entre les fabricants et les revendeurs.

- Restrictions géographiques limitant le nombre de revendeurs par zone : Celles-ci peuvent être justifiables s’il y a une demande locale suffisante pour justifier un compte supplémentaire. Par exemple, dans l’affaire Chanel (OJ1994 C334/11), la Commission Européenne a exprimé son intention d’accepter une requête que les concessionnaires de montres de luxe soient uniquement établis dans des villes ayant plus de 20.000 habitants ou avec un commerce touristique substantiel.

- Obligations pour les revendeurs d’acheter des quantités minimum et de stocker tout ou une gamme convenue de produits.

Toutefois, les restrictions de l’article 101(1) qui ont le moins de chance d’être couvertes par l’exemption individuelle (et qui sont traitées comme des restrictions "hardcore" en application de l’exemption de bloc des accords verticaux) comprennent:

- Les obligations de maintenir le prix de revente : les revendeurs doivent être libres de déterminer leurs propres prix de revente. Toutefois, l’article 101(1) du TFUE n’interdit pas à un fournisseur de suggérer ou recommander des prix de revente.

- La protection territoriale absolue : les restrictions sur la revente et les interdictions d’exportation dans la zone de l’Union Européenne ne seront pas autorisées au titre de l’article 101(3).

- Les restrictions de consommateurs : les revendeurs doivent être libres d’identifier et de fournir les consommateurs finaux de leur choix, aussi avec l’aide d’internet. La Commission Européenne estimera qu’une restriction est "hardcore" lorsque les critères imposés pour les ventes sur le net ne sont pas, dans l’ensemble, équivalents aux critères imposés aux ventes dans les magasins en dur, bien que les critères ne doivent pas être identiques du fait des différences dans ces deux modes de distribution.

3. Les ventes sur internet dans un réseau de distribution sélective

En effet, la CEJ a récemment rendu une décision sur la légalité d’une clause qui avait pour effet, de facto, d’empêcher les membres d’un réseau de distribution sélective de générer des ventes sur internet.

Pierre Fabre Dermo-Cosmetique (PFDC) est un producteur et marchand de produits cosmétiques et d’hygiène corporelle. Les conditions générales du réseau de distribution sélective requéraient que les ventes soient faites dans un espace physique (en dur) en la présence d’un pharmacien qualifié, ce qui avait pour effet, de facto, d’interdire les ventes sur internet.

Suite à une première décision négative émise par l’autorité de la concurrence française (qui infligea une amende à PFDC pour pratiques anti-concurrentielles, estimant que cette clause restreignait excessivement la liberté commerciale des revendeurs de PFDC), PFDC fit appel devant la Cour d’appel de Paris, qui renvoya l’affaire devant la CEJ pour une décision préliminaire sur les questions suivantes:

(i) est-ce que l’interdiction de facto des ventes sur internet par les revendeurs autorisés dans un réseau de distribution sélective constitue une restriction en soit,

(ii) est-ce que la clause était couverte par l’exemption de bloc mise en place par le Règlement 2790/1999,

(iii) si ce n’était pas le cas, est-ce que le contrat pourrait être potentiellement éligible pour une exemption individuelle ?

La CEJ appliqua une méthode classique à son analyse de la législation anti-ententes (article 101 du TFUE).

Sur chacune de ces trois questions, elle décida que :

(i) l’article 101.1 du TFUE interdisait tout accord qui pourrait affecter le commerce entre les états-membres et qui avait pour objectif ou effet la prévention, restriction ou distorsion de la concurrence à l’intérieur du marché interne. La CEJ a considéré qu’une interdiction de facto de toute vente internet constituait une restriction en soit (et donc, était incompatible avec l’article 101.1 du TFUE) si la clause ne pouvait être justifiée objectivement. La CEJ a ensuite exclu les deux arguments les plus communément utilisés pour justifier une telle clause, considérant que ni la nécessité de fournir les consommateurs avec des avis personnalisés pour assurer leur protection, ni la nécessité de protéger une image de marque prestigieuse, ne constituaient un objectif légitime justifiant une telle clause.

(ii) En principe, un accord qui est anticoncurrentiel au sens de l’article 101.1 du TFUE, peut néanmoins être exempté en application de l’article 101(3) du TFUE (par exemption individuelle ou de bloc). Toutefois, la CEJ décida que l’accord avait comme objectif la restriction de ventes passives aux consommateurs finaux sur internet, en dehors de la zone du revendeur et en conséquence excluait l’application de l’exemption de bloc.

(iii) La CEJ décida qu’elle n’avait pas assez d’éléments pour apprécier si l’accord pouvait bénéficier d’une exemption individuelle, et laissa le soin aux juridictions françaises de déterminer ce point. Il est clair que l’interdiction des ventes sur internet constitue une restriction anticoncurrentielle.

En réalité, chaque cas étant basé sur des éléments factuels, nous pourrions, dans le futur, voir une telle clause justifiée, et même exemptée individuellement, mais malheureusement la CEJ n’a pas fourni de conseil concret pour qu’une telle analyse soit faite en pratique.

Ce cas montre les difficultés que les marques de luxe rencontrent quand elles utilisent des réseaux de distribution sélective pour générer et contrôler l’exclusivité de leur marque.

Sachant que la CEJ a rejeté le "maintien d’une image prestigieuse" comme un objectif légitime pour restreindre la concurrence, les titulaires de marques doivent s’assurer que les conditions de leur réseau soit s’appliquent de manière équivalente aux revendeurs en dur et en ligne, ou au moins que toute différence est justifiable objectivement sur la base de distinctions pratiques entre les deux structures de vente.

Annabelle Gauberti, Avocat au barreau de Paris, Sollicitor of England and Wales


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