Régime des produits défectueux et santé : gardons les yeux ouverts

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En ce début d’année et alors même que le projet de nouvelle Directive sur le régime des produits défectueux est en cours de discussion au niveau européen, prenons le temps de revenir sur deux décisions qui ont marqué le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux en 2023. L’une sur la conformité à la Constitution des conditions d’opposabilité de la cause d’exonération tirée du risque de développement et l’autre sur le coexistence possible des actions en responsabilité du fait des produits défectueux et en responsabilité pour faute. Le point avec Sylvie Gallage-Alwis, associée et Alice Decramer, avocate, Signature Litigation Paris.

Conformité à la constitution des conditions d’opposabilité de la cause d’exonération tirée du risque de développement (Conseil constitutionnel, QPC, 10 mars 2023 n° 2023-1036)

  • En application du régime des produits défectueux, le producteur est en principe responsable de plein droit en cas de défaut de son produit. Il existe néanmoins plusieurs causes d’exonération dont celle prévue à l’article 1386-11 ancien du Code Civil (devenu l’article 1245-10 alinéa 1er, 4°) selon laquelle : « Le producteur est responsable de plein droit à moins qu’il ne prouve […] que l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence du défaut ». Il s’agit de la cause d’exonération pour risque de développement.

L’article 1386-12 du Code Civil ancien (aujourd’hui article 1245-11 du Code Civil), objet de la QPC visée, dispose néanmoins que : « Le producteur ne peut invoquer la cause d'exonération prévue au 4° de l'article 1386-11 lorsque le dommage a été causé par un élément du corps humain ou par les produits issus de celui-ci ».

Pour mémoire, cette exonération pour risque de développement est prévue à l’article 7 de la Directive 85/374/CEE du 25 juillet 1985 transposée en droit français par la loi n° 98-389 du 19 mai 1998. Les Etats Membres demeuraient cependant libres de l’écarter. En France, le choix a été fait de maintenir cette exonération sauf « lorsque le dommage a été causé par un élément du corps humain ou par les produits issus de celui-ci ». Ce choix a une origine historique ; l’adoption de la loi de transposition dans les années qui ont suivi le scandale du sang contaminé qui rendait l’idée d’une possible exonération dans ce contexte inacceptable.

La présente QPC s’inscrit quant à elle dans la saga judiciaire liée au Mediator®. Plusieurs patients ont engagé une action en responsabilité à l’encontre du laboratoire producteur en raison de pathologies cardiaques qu’ils estimaient imputables à ce médicament.

Alors que le Tribunal Judiciaire de Nanterre avait, par jugement du 16 janvier 2020, fait droit aux demandes de l’un d’entre eux en condamnant le laboratoire à l’indemniser, la Cour d’Appel de Versailles a, par arrêt du 24 mars 2022 (n° 20/04766), infirmé cette décision en admettant une exonération de la responsabilité du laboratoire sur le fondement du risque de développement.

Un pourvoi est alors formé contre cet arrêt, à l’occasion duquel les requérants ont formulé une QPC transmise au Conseil constitutionnel par arrêt du 5 janvier 2023 (Cass. 1re civ., 5 janv. 2023, n° 22-17.439).

La question posée était la suivante : « Les dispositions de l’article 1386-12 du code civil, reprises à l’identique à l’article 1245-11 du code civil dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, en ce qu’elles limitent aux seuls dommages causés par un élément du corps humain ou par les produits issus de celui-ci l’impossibilité pour le producteur d’invoquer la cause d’exonération prévue à l’article 4° de l’article 1245-10, anciennement 1386-11, créant une discrimination entre les victimes de dommages corporels résultant d’un produit de santé selon que ce produit est ou non issu du corps humain, sont-elles contraires au principe d’égalité devant la loi tel que défini par les articles 1er et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ? ».

En d’autres termes, les requérants reprochaientaux dispositions de l’article 1386-12 ancien du Code Civil, reprises aujourd’hui à l’article 1245-11 du Code Civil,d’être à l’origine d’une différence de traitement injustifiée entre les victimes de dommages causés par un élément du corps humain ou un produit issu de celui-ci et les victimes de dommages causés par d’autres produits de santé, dans la mesure où seules ces dernières peuvent se voir opposées la cause d’exonération tirée d’un risque de développement et être par conséquent privées d’indemnisation.

Le Conseil Constitutionnel a d’abord rappeléque « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit ».

Ensuite, reconnaissant que l’article 1386-12 du Code Civilancien instaure une « une différence de traitement dans l’engagement de la responsabilité du producteur »[1], le Conseil constitutionnel a jugé que cette différence de traitement est cependant justifiée « eu égard à la nature et aux risques spécifiques que présentent les éléments du corps humain et produits issus de celui-ci »[2]

Le Conseil constitutionnel en a conclu que « la différence de traitement résultant des dispositions contestées, qui est fondée sur une différence de situation, est en rapport avec l’objet de la loi »[3] et a déclaré ces dispositions conformes à la Constitution.

Si cette décision s’inscrit dans la continuité de décisions précédemment rendues par le Conseil constitutionnel sur le principe d’égalité[4], nous pouvons néanmoins regretter que sa motivation lapidaire passe sous silence deux problématiques pourtant essentielles de cette question.

D’une part, le Conseil ne précise pas quelle est la réelle différence entre les éléments du corps humains et les produits qui en sont issus et les autres produits justifiant une telle différence de traitement. En effet, la formule sibylline selon laquelle les éléments du corps humains présentent des « risques spécifiques » ne satisfait guère. Seul le contexte historique de l’époque semble encore aujourd’hui justifier cette différence de traitement.

De plus, le Conseil n’apporte aucun éclairage sur la définition des « éléments du corps humain et produits issus de celui-ci » se contenant de renvoyer au chapitre du Code de la Santé Publique qui ne fournit pas davantage de définition à proprement parler.

Enfin, notons, qu’alors qu’il avait été envisagé sa suppression, l’article 10 e) du projet de nouvelle Directive sur le régime des produits défectueux[5] prévoit toujours une exonération pour risque de développement. En revanche, contrairement à l’actuelle Directive, le projet ne prévoit plus la faculté pour les Etats Membres d’écarter cette exonération. En conséquence, si ce projet venait à être définitivement adopté, le législateur français serait in fine contraint de supprimer l’actuel article 1245-11 du Code Civil.

Action contre le producteur : coexistence possible entre le régime des produits défectueux et la responsabilité pour faute (Cour de cassation, 1ère chambre civile, 15 novembre 2023, n° 22-21.174, 22-21.178, 22-21.179, 22-21.180)

En 2023, la saga judiciaire du Mediator® a également été l’occasion pour la Cour de cassation de se prononcer sur la possibilité pour un patient d’agir en responsabilité pour faute contre un producteur plutôt qu’en responsabilité du fait des produits défectueux.

L’articulation du régime de la responsabilité du fait des produits défectueux avec les autres régimes de responsabilité est prévue à l’article 1245-17 du Code Civil qui prévoit que : « les dispositions du présent chapitre ne portent pas atteinte aux droits dont la victime d’un dommage peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou extracontractuelle ou au titre d’un régime spécial de responsabilité. Le producteur reste responsable des conséquences de sa faute et de celle des personnes dont il répond ».

Ainsi, le régime des produits défectueux n’est pas nécessairement exclusif de tout autre régime de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle. C’est ainsi que, suivant une jurisprudence constante, la Cour de cassation rappelait que « le régime de la responsabilité du fait des produits défectueux exclut l'application d'autres régimes de responsabilité contractuelle ou extracontractuelle de droit commun fondés sur le défaut d'un produit qui n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre, à l'exception de la responsabilité pour faute et de la garantie des vices cachés » (Cour de cassation, chambre commerciale, 26 mai 2010, n° 08-18-545, voir dans le même sens : Cour de cassation, chambre commerciale, 10 décembre 2014, n° 13-14.314).

Néanmoins, la difficulté de distinguer le défaut de sécurité du produit d’un éventuel manquement fautif du producteur en matière de sécurité aboutissait à une jurisprudence écartant quasi systématiquement l’application de la responsabilité pour faute en présence d’une problématique sécuritaire.

C’est dans cette lignée qu’après avoir rappelé que «il est de principe aujourd’hui bien établi que si, selon l’article 1386-18, devenu l’article 1245-17 du code civil, le régime de responsabilité du fait des produits défectueux ne porte pas atteinte aux droits dont la victime d’un dommage peut se prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou extra contractuelle ou au titre d’un régime spécial de responsabilité, c’est à la condition que ceux-ci reposent sur des fondements différents, tels la garantie des vices cachés ou la faute », la Cour d’Appel de Versailles a, par plusieurs arrêts du 7 juillet 2022 (n° 21/06054, 21/06045, 21/06052, n° 21/06043), déclaré l’action du demandeur prescrite au motif qu’elle n’avait pas été intentée dans le délai triennal prévu à l’article 1245-16 du Code Civil.

La Cour retenait « qu’un grief tiré du manquement au devoir de vigilance et de surveillance ne peut être avancé que dans le cadre de l’action sur le fondement de la responsabilité du fait des produits défectueux et ne peut constituer une faute distincte du défaut allégué » si bien que le fait pour un laboratoire de commercialiser un produit dont il connaissait les risques sans en informer les patients ne constituait pas une faute distincte susceptible d’engager la responsabilité délictuelle du laboratoire.

La Cour allait même jusqu’à ajouter que « la distinction opérée par l’appelante entre la commercialisation du produit défectueux, impliquant la mise en œuvre exclusive du régime de responsabilité des produits défectueux, et le maintien de cette commercialisation qui, elle, serait fautive et donnerait ainsi la faculté de recourir au régime de la responsabilité pour faute est artificielle et ne repose sur aucun argumentaire pertinent ».

C’est ce raisonnement qui est censuré par la première chambre Civile de la Cour de cassation dans quatre arrêts du 15 novembre 2023. La Haute juridiction rappelle alors sa position de principe selon laquelle la victime d’un produit défectueux peut également agir contre le producteur en responsabilité contractuelle ou extracontractuelle à condition d’établir que son dommage résulte d’une faute distincte commise par le producteur. Elle précise ensuite qu’une telle faute est constituée par « un maintien en circulation du produit dont [le producteur] connait le défaut ou encore un manquement à son devoir de vigilance quant aux risques présentés par le produit ».

Si cette décision n’est pas novatrice dans son principe, elle l’est davantage dans l’illustration qu’elle offre de ce que peut constituer cette fameuse « faute distincte » permettant au demandeur d’échapper à la prescription, parfois plus stricte, du régime des produits défectueux. Elle s’inscrit également dans une tendance jurisprudentielle favorable aux victimes et appelle à rester attentifs sur les choix procéduraux que ces décisions pourraient entrainer.

Nous remercions Emilie Pierrejean pour sa contribution.

Sylvie Gallage-Alwis, associée et Alice Decramer, avocate, Signature Litigation Paris

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[1]Cons. 11 de la décision.

[2]Cons. 12 de la décision.

[3]Cons. 14 de la décision.

[4] Voir par exemple : Cons. const., 23 juill. 2010, n° 2010-18 QPC ; Cons. const., 13 juin 2014, n° 2014-401 QPC ; Cons. const., 28 avr. 2017, n° 2017-626 QPC ; Cons. const., 27 janv. 2023, n° 2022-1033 QPC.

[5]https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=CELEX%3A52022PC0495