"La Propriété Intellectuelle occupe une fonction importante en ce qu’elle est une voie d’appropriation des innovations"

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nicolas-binctinInterview du Professeur Nicolas Binctin, professeur de Propriété intellectuelle au sein de l’Ecole de Droit et Management de Paris 2 sur l'innovation et la Propriété Intellectuelle.

Disposons-nous d’éléments chiffrés afin d’apprécier la performance économique de l’innovation en France ?

Un rapport de la Banque de France présente la balance des paiements de la France en 2011, 2012 et 2013. A sa lecture, on note qu’il y a une diminution forte des échanges économiques autour de la Propriété Intellectuelle pour la France. Cela traduit notamment par les flux de revenus de licence. Le solde des commissions pour usage de Propriété Intellectuelle pour la balance des paiements de 2013 est de 1 051 millions d’euros, alors qu’il est de 3 134 millions d’euros en 2012 et de 3 500 millions d’euros en 2011. Le solde est toujours excédentaire mais il l’est de moins en moins parce que notre exportation est en baisse, nous exportons moins d’actifs intellectuels que nous en importons. Si on prend les 3 années (2011, 2012, 2013), il y a une diminution nette de nos exportations de Propriété Intellectuelle alors qu’il y a une augmentation assez nette de nos importations de Propriété Intellectuelle. On a toujours une balance positive mais l’excédent était divisé par 3 en 3 ans. Cela peut être un signe d’un ralentissement de la performance économique de l’innovation en France s’illustrant par une réduction de sa capacité à s’exporter à l’étranger.

L’auteur du rapport en cause lie cette forte baisse à la réduction de brevets dans le secteur pharmaceutique. Mais, si on prend le principal opérateur économique, Sanofi, on ne retrouve pas la même dégradation de chiffre d’affaires. C’est donc plus complexe que cette première explication.

Quelle est la place de la Propriété Intellectuelle dans l’innovation ?

Elle est à la fois faible et forte. Elle est faible car ce n’est pas la Propriété Intellectuelle qui fait l’innovation. Il n’y a pas de lien direct et naturel entre créativité et Propriété Intellectuelle ; et entre qualité des régimes de Propriété Intellectuelle et innovation.

Les facteurs d’innovations résident dans la formation intellectuelle, l’ouverture et l’investissement dans l’innovation, le capital-risque, le fait d’avoir un marché dynamique, ouvert... Tous ces éléments, essentiels à l’innovation, sont hors de la Propriété Intellectuelle.

La Propriété Intellectuelle occupe une fonction importante en ce qu’elle est une voie d’appropriation des innovations. Cela permet d’obtenir un droit de propriété qui assure une emprise sur les produits des investissements supportés pour innover. La Propriété Intellectuelle est très nettement en aval de l’innovation et n’est pas un but de l’innovation. C’est un outil important de celle-ci, mais c’est un outil parmi d’autres.

L’innovation ne peut pas être réduite à la seule innovation technologique qui relèverait des brevets. Au cœur de l’économie du savoir, l’innovation de service pèse autant que l’innovation technologique. L’innovation de service, c’est l’essentiel de l’économie en ligne.

Quels sont les enjeux actuels pour l’entreprise ?

Pour les entreprises, l’accès ou le maintien d’une position sur un marché suppose d’innover. Depuis toujours, les entreprises doivent innover pour conquérir un marché, faire de nouvelles offres, demeurer leader. L’industrialisation du 19ème est marquée par des entreprises qui innovent. Au cours du 20ème et le 21ème siècle, c’est la même chose. Cependant, il y a une mondialisation forte de l’économie, de plus en plus prégnante, et l’exploitation des innovations est beaucoup plus globalisée.

La grande différence réside dans le fait que l’innovation est aujourd’hui très couteuse à réaliser, plus couteuse qu’il y a 150 ou 200 ans en raison des technologies mobilisées. Là où l’innovation se faisait sans grande difficulté sur fonds propres et de façon isolée, elle appelle aujourd’hui un partage de risques financiers avec des tiers et un travail collaboratif.
L’enjeu pour l’entreprise est de continuer à avoir une action forte dans l’innovation tout en parvenant à intégrer les modèles contemporains de travail pour l’émergence de projets innovants, et préserver ses avantages concurrentiels propres. Le travail collaboratif de création n’est pas un travail qui met fin à la concurrence entre opérateurs économiques. C’est d’ailleurs une situation paradoxale et compliquée à gérer.

La délivrance de brevets est-elle un frein à l’innovation ?

La Propriété Intellectuelle est en aval, mais, dans certaines hypothèses, elle va fournir de l’information librement réutilisable. C’est le cas notamment du mécanisme du droit des brevets. La première caractéristique du brevet est l’obligation de fournir une description complète de son invention, et donc de fournir des informations technologiques qui sont, ensuite, librement accessibles à tous. On considère aujourd’hui qu’environ 70% de la connaissance technologique sont décrites dans les brevets et librement accessible à tous, pour se former, s’inspirer, pour innover… 

Cela a aussi une conséquence : le brevet n’étant opposable que pour les territoires où il est délivré, on a pour l’essentiel des pays dans le monde une liberté d’exploitation. Très peu de brevets sont délivrés dans plus de 20 états. C’est là une ressource de connaissances exploitables parfaitement librement, légalement.
La délivrance de brevet n’est donc pas un frein à l’innovation parce que c’est l’assurance d’une divulgation de connaissances technologiques et parce que le brevet n’est opposable que sur les territoires où il est délivré.

Propos recueillis par Arnaud Dumourier (@adumourier)