Regards internationaux sur le droit et les juristes

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Erwan Carpentier-Tomasi et Adam SmithAdam Smith, administrateur de l’AFJE, est Britannique mais vit et travaille en France. Erwan Carpentier-Tomasi, directeur juridique groupe de Mindtree, est un Normand expatrié en Inde. Confrontation de leurs visions…

Quel est votre parcours ?

Erwan Carpentier-Tomasi (ECT) : en M1, je suis parti en Suède en Erasmus. J’ai beaucoup apprécié cette expérience qui m’a d’ailleurs donné le goût de l’international. Puis, diplômé d’un DESS juriste international de l’université Toulouse I, j’ai effectué tout mon parcours professionnel dans des sociétés des nouvelles technologies : Oracle, Accenture, Lectra, Wipro Technologies et Mindtree. Chez Wipro, société indienne, en tant que responsable juridique Europe, j’étais
toujours par monts et par vaux. Je gérais une équipe cosmopolite : un Allemand qui travaillait à Francfort et deux Indiens basés à Londres. En janvier 2015, j’ai
rejoint Mindtree, une société indienne également, mais dorénavant je travaille à Bangalore, en Inde.

Adam Smith (AS) : je suis né à Londres. J’y ai effectué toutes mes études et j’y ai débuté ma carrière. Après des études de droit, j’ai commencé à exercer en tant qu’avocat, chez Hogan Lovells, pendant six ans. Durant cette expérience, j’ai souhaité compléter ma formation avec un MBA à la London Business School. C’est à ce moment-là que j’ai redécouvert la France, car j’ai effectué une partie de cette formation à HEC. Puis, d’avocat je suis devenu banquier chez Commerzbank, à
Londres, puis juriste en charge des opérations de fusion-acquisition chez Lagardère. Ce dernier poste m’a mené à Paris puis à Munich. Je suis revenu en France, en 2010, quand j’ai rejoint DCNS en tant que directeur juridique groupe et chief compliance officer. Puis, en 2014, j’ai intégré Safran en tant que directeur juridique du groupe, poste que j’ai quitté en juin 2016.

Pour un juriste, travailler à l’étranger, est-ce un vrai plus ?

ECT : tout dépend du secteur dans lequel le juriste évolue ou souhaite évoluer. Par exemple, dans l’industrie
lourde, je ne suis pas sûr que la maîtrise  d’une langue étrangère et de la common law soient indispensables. Dans les nouvelles technologies, si. Pour donner une coloration internationale à mon parcours, outre mon année Erasmus, j’ai toujours cherché à rajouter des cordes à mon arc tout au long de ma vie professionnelle.
Ainsi, j’ai passé le Toeic et un LLM à l’université de Londres.

AS : c’est très enrichissant. En tant que recruteur -qui a peut-être tendance à  recruter à son image, il est vrai que je prête une attention particulière aux juristes ayant travaillé à l’étranger. Une année en Erasmus ne donne pas de dimension internationale à un CV. Idéalement, il faut y travailler au moins deux ans.

Quel regard portez-vous sur les juristes étrangers ?

ECT : les Allemands sont rigoureux et très professionnels. Ils se positionnent beaucoup par rapport à leur titre. Les Indiens sont très différents. Ils sont marqués par la hiérarchie. Ils sont très chronophages ! Quand un juriste allemand va envoyer entre cinq et dix mails sur un dossier, l’Indien va en envoyer entre 30 et 40 ! Par ailleurs, les Indiens n’aiment pas être bousculés et être mis dos au mur. Les décisions sont prises de façon collégiale. Ils sont attachants, chaleureux, travailleurs et curieux. Ils sont également très compétents. Très jeunes, ils ont accès à des dossiers très importants, des dossiers qu’un juriste français ne traite qu’à partir de plusieurs années d’expérience.

AS : les juristes allemands sont très experts et peut-être moins proches du business que les Français. Ils peuvent paraître moins pragmatiques et collaboratifs mais, leur analyse juridique est approfondie et irréprochable. Ce sont souvent des doktors et inscrits au barreau. En Allemagne, si un professionnel du droit n’a pas passé le barreau, et obtenu une bonne note, il lui est plus difficile de trouver du travail en entreprise.

Le droit français est-il attractif ?

ECT : dans le cadre d’un contrat dans un environnement extraterritorial, si le client n’est pas français, dans 99 % des cas, ce n’est pas le droit français qui va
être choisi. Vendre un contrat en droit français est très difficile. Tout dépend du rapport de force entre les parties. Et il faut reconnaître que le droit français n’a pas bonne presse. Vu de l’étranger, le droit français est souvent résumé au droit du travail. Avec parfois des croyances erronées entretenues par
les médias étrangers. En 2014, par exemple, les journalistes anglo-saxons raillaient les salariés français sommés de ne plus lire leurs e-mails après 18 h. Alors qu’en fait, il s’agissait d’un accord Syntec qui reconnaissait juste le droit des cadres français à la déconnexion face aux outils numériques. Quoi qu’il en soit, en Inde et en Asie en général, le droit français ne s’exporte pas. Au niveau de l’arbitrage, par exemple, on préférera les centres de Singapour et même de Dubaï à celui de Paris.
En revanche, le juriste français, lui, s’exporte bien ! Il a clairement une carte à jouer à l’international, où la qualité de sa formation est reconnue.

AS : pour les entreprises, ce qui compte c’est de disposer d’un système solide et prévisible. Le droit et le système judiciaires français sont efficaces. La justice française est business friendly, rapide et peu onéreuse.

À quels enjeux sont confrontés les juristes aujourd’hui ?

ECT : ces défis sont universels et principalement liés au périmètre de la direction juridique, qui s’étend de manière fulgurante (de la compliance au business, en passant par le droit social), et à l’essor de l’automatisation grâce aux logiciels. Les nouvelles technologies vont impacter le travail des juristes. Tout du moins à terme, car aujourd’hui, le temps de mise en place et d’appropriation de ces outils sont longs. Il convient de très bien définir son besoin en amont et de parfaitement
préparer les équipes à la transition vers l’automatisation de certaines tâches. La conduite du changement est cruciale.
La performance des logiciels est également perfectible, preuve que le travail du juriste n’est pas si facile à modéliser !
Par exemple, notre outil en droit des sociétés envoie quelque 3 000 requêtes de compliance par trimestre. Quelle est ma valeur ajoutée quand je clique 3 000 fois sur le bouton "approve" ? La question de la valeur ajoutée du juriste est centrale. Et il va falloir trouver des réponses…

AS : l’avancée des technologies est bien évidemment un bouleversement pour les juristes dont une partie des missions vont être réalisées par des logiciels.
Le juriste va devoir s’adapter, soit en intervenant de façon plus stratégique sur les dossiers, soit en intervenant plus en amont du contrat, soit en s’extrayant de leur coeur de métier et se focalisant sur la compliance, au sens large du terme. Au Royaume-Uni, par exemple, on assiste à un rapprochement de la compliance, du risk management et de la cybersécurité.

Carine Guicheteau


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