La motion de censure constructive, inspirée du modèle allemand, impose aux députés de proposer une alternative lors du renversement d'un gouvernement, comme le pratique déjà l'Assemblée de Corse. Jean-Louis Clergerie, professeur émérite de droit public, examine ce mécanisme et son potentiel pour renforcer la stabilité politique en France, à la suite de la chute du gouvernement Barnier le 4 décembre 2024.
Une alliance contre-nature entre une gauche dominée par sa frange la plus radicale et une extrême droite, qui n’aspire qu’à une présidentielle anticipée, aura permis, le 4 décembre 2024, à une majorité de députés (331/574) de faire tomber le gouvernement Barnier, en place depuis à peine trois mois (5 septembre 2024) ! C’est bien la première fois[1] qu’une « motion de censure provoquée » en vertu du 49-3 de la Constitution (la 114ème depuis les débuts de la Vᵉ république en 1959[2]) a ainsi pu être adoptée par des députés, profitant de l’impossibilité pour le président de la République de dissoudre l’Assemblée avant le 9 juin prochain et donc de les renvoyer devant leurs électeurs.
Face à la gravité de la situation et au risque d’instabilité qui en découle inévitablement, il nous a semblé intéressant de réfléchir à un aménagement de cette disposition très controversée, pourtant indispensable pour permettre à l’exécutif de gouverner efficacement et de pouvoir assurer la continuité de l’Etat, et ce même en l’absence d’une majorité au Parlement[3]. Ne conviendrait-il donc pas de modifier l’actuel article 49-3, en remplaçant l’actuelle motion de censure provoquée par une « motion de censure (ou de défiance) constructive » ?
La « motion de défiance (ou de censure) constructive » a été théorisée, peu après fin de la Seconde Guerre mondiale, par trois éminents professeurs allemands de droit, de sensibilité politique pourtant très différente, Carl Schmitt (1888-1885), Heinrich Wilhelm Herrfahrdt (1890-1969) et Ernst Fraenkel (1898-1975). Elle vise à permettre aux députés d'exprimer leur manque de confiance envers le Chef du Gouvernement ou de rejeter un texte auquel il tient particulièrement, certes en le renversant, mais sous réserve d'en avoir préalablement choisi un nouveau, à la majorité absolue des membres de l’Assemblée, ce qui permet d’éviter les coalitions de circonstances. Il est en effet plus facile de s’opposer sans proposer d’autre alternative, que de s’entendre ensuite pour gouverner ensemble…
Une telle procédure existe d’ailleurs déjà depuis assez longtemps dans plusieurs pays de l’Union européenne, comme en Allemagne, tant au niveau fédéral que dans certains Länder, en Espagne[4], en Belgique, en Pologne, en Slovénie ou en Hongrie, mais également en Israël, en Tunisie, au Lesotho, en Arménie, au Népal et même dans les lointaines îles Fidji…
Mais savons-nous que la motion de défense constructive est également présente en France dans les assemblées locales de Corse[5], de certaines « collectivités d’Outre-Mer » (Polynésie française, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon) et de la Martinique, qui constitue désormais un « Département et région d’Outre-Mer »[6] ?
Arrêtons-nous donc sur l’exemple de la Corse, où depuis le 1ᵉʳ janvier 2018, une Assemblée délibérante est appelée à exercer son contrôle sur un Conseil exécutif.
L'Assemblée de Corse comprend soixante-trois membres, élus au scrutin de liste à deux tours pour une durée de six ans, la même que pour les conseillers régionaux (art.164 et 365 du Code électoral).
Le Conseil exécutif est composé d'un président assisté de dix conseillers exécutifs, également élus pour six ans par l'Assemblée de Corse, parmi ses membres au scrutin de liste, chacune devant comporter autant de noms que de sièges à pourvoir. Il est responsable devant l’Assemblée qui peut le renverser en adoptant une « motion de défiance constructive », à condition toutefois que l’Assemblée ait réussi à se mettre également d’accord sur le choix d'un nouveau Conseil à la majorité absolue de ses membres.
La motion de défiance doit d’abord mentionner l'exposé des motifs pour lesquels elle a été présentée et obligatoirement les noms des candidats appelés à exercer les fonctions de président et de conseillers exécutifs de Corse pour le cas où elle serait adoptée. Pour pouvoir faire l’objet d’un examen devant l’Assemblée, elle devra préalablement avoir été signée par au moins un tiers des conseillers de l'Assemblée. Le vote ne pourra avoir lieu que quarante-huit heures après son dépôt. Seuls ceux qui lui sont favorables seront recensés. Elle ne sera considérée comme adoptée qu’à condition d’avoir recueilli le vote de la majorité absolue des membres composant l'Assemblée.
Dans cette hypothèse, les candidats aux fonctions de président et de conseillers exécutifs entreront alors immédiatement en fonction.
Chaque conseiller à l'Assemblée de Corse ne pourra par ailleurs signer plus d'une motion de défiance par année civile. (Art. L4422-31 Code général des collectivités territoriales).
Alors pourquoi ne pas s’en inspirer lors d’une prochaine réforme de la Constitution qui pourrait également prévoir de passer à la proportionnelle pour l’élection des députés, comme le demandent d’ailleurs depuis des années de nombreux responsables politiques ?
La Vᵉ République ne pourrait qu’y gagner en termes de stabilité et d’efficacité.
Jean-Louis Clergerie, professeur émérite de droit public
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[1] Une « motion de censure spontanée », la seule qui ait été adoptée en vertu de l’art.49-2 de la Constitution, le 5 octobre 1962, avait aussitôt conduit le gouvernement Pompidou à démissionner, avant qu’il ne soit à nouveau nommé Premier Ministre, au lendemain d’élections législatives largement remportées par les partisans du général de Gaulle !
[2] Michel Debré, le rédacteur de la Constitution, avait été le premier à l’utiliser pour l’adoption du budget, le 26 novembre 1959.
[3] V. à ce propos Jean-Louis Clergerie La Constitution rien que la Constitution ! Le Monde Du Droit - 17 mars 2023 https://www.lemondedudroit.fr/decryptages/86417-constitution-rien-que-constitution/
[4] La motion de censure constructive n'a jusqu’à maintenant été utilisée que deux fois en Allemagne (27 octobre 1972 et 1er octobre 1982) et trois fois en Espagne (30 mai 1980, 30 mars 1987 et 1er juin 2018).
[5] Créée par la loi n° 91-428 du 13 mai 1991 et devenue depuis le 1er janvier 2018, une « collectivité à statut particulier » et qui devrait bénéficier en raison de l’accord du 27 mars 2024 d’un « statut d’autonomie au sein de la république française », après une réforme de la Constitution.
[6] Depuis la loi n°82-1171 du 31 décembre 1982.