Dans un arrêt du 2 juillet 2014, la Cour de cassation a confirmé l'absence d'obligation pour la victime de limiter son préjudice en droit français. Clément Dupoirer, avocat associé, et Vincent Bouvard, avocat chez Herbert Smith Freehills, commentent cette jurisprudence.
Dans un arrêt du 2 juillet 2014, la Cour de cassation a confirmé l'absence d'obligation pour la victime de limiter son préjudice en droit français (en anglais, duty to mitigate damages). Sur le fondement de l’article 1382 du code civil, la Cour a affirmé sans ambiguïté que "l’auteur d’un dommage doit en réparer toutes les conséquences et que la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable".
Dans cette affaire, une SCI avait acquis un logement en état futur d’achèvement, ses associés espérant bénéficier des avantages fiscaux prévus par la loi Girardin. Ils avaient ainsi intégré la réduction d'impôt prévue par cette loi dans leurs déclarations de revenus. Par la suite, cependant, l'administration fiscale leur a notifié une proposition de rectification au motif qu'ils n'étaient pas éligibles au dispositif Girardin. L'administration leur a néanmoins proposé de bénéficier d’un autre mécanisme de défiscalisation, et donc de réduire d'autant leur préjudice lié à la perte du bénéfice fiscal initialement escompté.
Les associés ont, toutefois, refusé de bénéficier de cet avantage fiscal de substitution, réglé les rappels d’impôts réclamés par l'administration et assigné en responsabilité les deux études notariales intervenues sur la structuration du projet initial pour manquement à leur devoir de conseil.
La cour d’appel de Pau a donné raison aux demandeurs et condamné les études notariales in solidum à les indemniser de l'entier préjudice subi correspondant à la réduction d’impôt totale dont les demandeurs auraient bénéficié sur la période considérée s’ils avaient pu se prévaloir de la loi Girardin. Ce faisant, la cour a refusé de réduire les dommages-intérêts ainsi calculés du montant de l’avantage fiscal de substitution que l'administration fiscale avait elle-même proposé d'appliquer. Devant la Cour de cassation, les notaires ont fait valoir que les associés, en n’adoptant pas "les mesures raisonnables de nature à prévenir la réalisation de [leur] dommage" avaient "commis une faute de nature à supprimer ou à réduire [leur] droit à réparation".
La Cour de cassation a écarté sans détour l'argumentation des demandeurs au pourvoi : aucune faute ne pouvait être reprochée aux associés dans leur refus de se voir appliquer un autre dispositif de défiscalisation que celui originellement choisi.
L'arrêt du 2 juillet 2014 a tout d'un nouvel arrêt de principe sur la question et confirme la portée générale, en droit français, de l'absence d'obligation pour la victime de limiter son préjudice. La solution prévaut, en effet, de manière indifférenciée, que l'on se situe sur un terrain contractuel ou délictuel, que le préjudice soit un préjudice corporel ou économique.
Dans une économie mondialisée, à l'heure où la pratique internationale en matière de contrat subi toujours plus fortement l'influence anglo-saxonne et où la question de l'uniformisation du droit civil au niveau européen reste entière, la solution française, sans être totalement isolée, contraste toutefois avec de nombreux systèmes européens qui, eux, reconnaissent cette obligation.
Les récents projets de réforme du droit français des obligations – Catala, Terré – ont proposé d'insérer dans notre droit une disposition visant à consacrer l’obligation pour la victime de limiter son dommage au nom notamment d'une certaine moralisation. Ces textes ont suggéré de conférer à ce devoir une portée et un régime similaires : d'une part, cette obligation ne concernerait que les dommages matériels ou économiques ; d’autre part, les mesures que la victime serait tenue de prendre pour limiter son dommage seraient limitées aux mesures sûres, raisonnables et proportionnées. Ces projets sont pour l’heure restés lettre morte et le droit français de la responsabilité civile fait toujours preuve de singularité en la matière.
L’arrêt du 2 juillet 2014 ne donne aucun signe d'évolution prochaine de la jurisprudence sur la question, bien au contraire. Il faut donc s'en tenir à un principe de portée générale ne connaissant pas d'atténuation. Les opérateurs économiques doivent en être conscients. En défense, pour limiter leur obligation à réparation, les plaideurs devront, concrètement, invoquer la faute de la victime comme fait générateur du dommage ou contester le lien causal entre la faute alléguée et le préjudice dont la réparation est réclamée. En demande, si la règle est claire en droit français, les demandeurs seront bien inspirés de s'assurer que celui-ci est applicable, sous peine de mauvaise surprise. A cet égard, au regard de l'incertitude qui règne parfois sur le droit applicable à une situation transnationale, il serait judicieux que les acteurs du commerce international s'obligent, à titre de précaution, à minimiser leur dommage ; un tel comportement ne pourra jamais leur être reproché et, en tout état de cause, ne peut que leur profiter.
Clément Dupoirer, avocat associé, et Vincent Bouvard, avocat chez Herbert Smith Freehills