Favoritisme : L’extension du délit aux marchés de l’ordonnance du 6 juin 2005

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Matthias Guillou et Claudia Chemarin, avocats, Chemarin & LimbourMatthias Guillou et Claudia Chemarin, avocats au sein du cabinet Chemarin & Limbour, commentent la décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 17 février dernier révolutionnant le sort des marchés relevant de l’Ordonnance du 6 juin 2005.

Le 17 février 2016, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu un arrêt qui révolutionne le sort des marchés relevant de l’Ordonnance du 6 juin 2005.

Cette décision, d’application immédiate aux marchés et aux procédures en cours, accroit donc significativement le risque de poursuites pénales. Pour mémoire, l’ordonnance du 6 juin 2005 s’applique à des sociétés de droit privé qui, jusqu’alors, pouvaient légitimement estimer ne pas être soumises au délit de favoritisme.

- Rappel

Le délit de favoritisme est défini à l’article 432-14 du Code pénal comme : « le fait (…) de procurer ou de tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d'accès et l'égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public. »

Depuis plusieurs années, les praticiens et la doctrine s’interrogeaient sur la possibilité d’appliquer ce délit, hors du code des marchés publics, aux marchés relevant de l’ordonnance du 6 juin 2005.

Dans son rapport annuel de 2008, la Cour de cassation allait dans le sens d’une inclusion de l’ordonnance du 6 juin 2005 dans le champ d’application du délit de favoritisme, affirmant :

« L’article 432-14 du code pénal incrimine les pratiques discriminatoires caractérisées par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public. (…) peu important à cet égard que la norme violée soit une disposition du code des marchés publics stricto sensu ou une norme légale ou réglementaire complémentaire soumettant des personnes publiques ou privées, non assujetties à un tel code, à des obligations de mise en concurrence imposées par le droit communautaire (Voir en particulier l’ordonnance n° 2005-649 du 6 juin 2005 relative aux marchés passés par certaines personnes publiques ou privées non soumises au code des marchés publics) »

Dans le même sens, la Direction des Affaires Juridiques du ministère de l’économie dans son rapport annuel de l’année 2009, s’était prononcée en faveur de l’application du délit de favoritisme aux marchés passés en application de l’Ordonnance de 2005, aux motifs d’une part, que ceux-ci « sont susceptibles d’être regardés comme des « marchés publics » au sens du texte pénal » et, d’autre part, que la Cour de cassation retient une conception large de la notion de « mission de service public ». La position de la Direction des affaires juridiques était néanmoins nuancée par la limite que constituait la nécessaire « interprétation large de ces dispositions pénales » par les juges pour retenir une telle hypothèse.

Or, le principe d’interprétation stricte de la loi pénale, corolaire du principe de légalité, est supposé faire obstacle à toute « interprétation large » d’un texte répressif.

Le Ministère de l’Economie et des Finances, dans le cadre d’une question parlementaire, avait néanmoins réaffirmé cette position en indiquant que les irrégularités commises dans le cadre de marchés relevant de l’Ordonnance pouvaient « donner lieu à une condamnation pénale, notamment sur la base de l’article 432-14 (délit de favoritisme) » (Question n°91837, 29 mars 2011).

Il ne s’agissait toutefois que de rapports et aucune décision n’était intervenue en jurisprudence pour trancher le sujet.

Bien au contraire, le 16 novembre 2012, la Cour d’appel de Paris avait écarté cette interprétation du délit de favoritisme par les services du ministère de l’économie et rappelait l’interprétation stricte qui devait être faite de ce délit. (n°11/05454)

Il était question du directeur général d’une société anonyme, soumise à l’Ordonnance du 6 juin 2005, qui était poursuivi pour avoir méconnu l’obligation de recourir à une procédure pour la passation de contrats dont le montant était supérieur à la somme de 206.000 euros.

La Cour, après avoir rappelé la définition des pouvoirs adjudicateurs au sens du Code des marchés publics puis de l’Ordonnance du 6 juin 2005, a retenu que « le délit de favoritisme de l’article 432-14 du code pénal reproché au prévenu n’est pas caractérisé en l’espèce ».

En effet, cet arrêt avait clairement exclu du champ du délit de favoritisme les marchés relevant de l’ordonnance de 2005 en rappelant que ce délit « ne concerne que les marchés relevant du code des marchés publics ; que la société X, société de droit privé ne disposant pas de prérogatives de puissance publique, ne relève pas, pour les marchés qu’elle est susceptible de passer, de ce code, mais de l’ordonnance n°2005-649 du 6 juin 2005 ».

La Cour concluait en ces termes : « il apparaît par ailleurs que la violation des règles applicables aux marchés soumis à cette ordonnance n’est pas pénalement sanctionnée et ne peut notamment pas être poursuivie sur le fondement d’une quelconque autre infraction de favoritisme. »

Cette solution était parfaitement claire et conforme au principe d’interprétation stricte, le délit de favoritisme s’appliquant aux seuls « marchés publics » et non aux marchés de l’ordonnance du 6 juin 2005.

Ainsi, les entreprises de droit privé soumises à l’Ordonnance du 6 juin 2005 pouvaient légitimement s’estimer hors du champ de la répression, les manquements à la procédure étant sanctionnés sur le seul terrain contractuel.

La Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique, dans son rapport établi le 7 janvier 2015, revenait à la charge et recommandait la modification de la définition de l’infraction de favoritisme en indiquant :

« En outre le champ du délit de favoritisme n’apparait plus adapté à celui de la commande publique. En dépit d’une extension aux marchés à procédure adaptée accomplie par la jurisprudence, ni les contrats de partenariats public-privé, ni les opérations relevant de l’ordonnance du 6 juin 2005 ne sont aujourd’hui visés par le code pénal. Or, dans la mesure où ces opérations sont les plus susceptibles de donner lieu à des difficultés, leur passation étant moins encadrée que pour celles relevant du code des marchés publics, leur exclusion du délit de favoritisme apparaît aujourd’hui peu cohérente. » (Pages 127 et 128 du rapport)

La Haute Autorité proposait ainsi de redéfinir le délit de favoritisme afin, d’une part, d’exclure les actes accomplis de bonne foi ou relevant d’une simple erreur ou omission du champ de la répression, et d’autre part, d’inclure dans celui-ci les opérations relevant de l’ordonnance du 6 juin 2005

- Revirement

Manifestement, la chambre criminelle a été sensible aux observations de la Haute autorité et n’a pas attendu que le législateur se saisisse de la question.

Dans un arrêt du 17 février 2016 (n°15-85.363) publié au Bulletin de la Cour et sur son site Internet, la chambre criminelle de la Cour de cassation opère un sévère revirement de jurisprudence et retient :

« il résulte des termes de cet article [article 432-14 du code pénal] qu’il s’applique à l’ensemble des marchés publics et non pas seulement aux marchés régis par le code des marchés publics, lequel a été créé postérieurement à la date d’entrée en vigueur dudit article dans sa rédaction actuelle ; que ces dispositions pénales ont pour objet de faire respecter les principes à valeur constitutionnelle de liberté d’accès à la commande publique, d’égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures ; que ces principes, qui constituent également des exigences posées par le droit de l’Union européenne, gouvernent l’ensemble de la commande publique ; qu’il s’en déduit que la méconnaissance des dispositions de l’ordonnance n° 2005-649 du 6 juin 2005, relative aux marchés passés par certaines personnes publiques ou privées non soumises au code des marchés publics, et, notamment, de son article 6, qui rappelle les mêmes principes, entre dans les prévisions de l’article 432-14 susmentionné ».

Il était reproché aux dirigeants de France Télévision d’avoir conclu des contrats avec plusieurs prestataires sans qu’aucune procédure de mise en concurrence n’ait été au préalable mise en place. La Cour de cassation, après avoir démontré que ces marchés relèvent bien de l’ordonnance du 6 juin 2005, considère que les manquements à cette ordonnance doivent être sanctionnés au titre du favoritisme. Au-delà de l’opportunité de cette décision qui intervient dans un dossier médiatique, il est porté un coup d’arrêt à l’exclusion des marchés conclus au titre de l’ordonnance de 2005, du champ de répression de l’article 432-14 du Code pénal.

Elle s’inscrit en outre dans une tendance jurisprudentielle visant à soumettre au délit de favoritisme les différents schémas contractuels en vigueur dans la commande publique, ainsi que le soutenait la Cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion dans un arrêt du 20 février 2012 (n° 12/00045).

Les décideurs publics, comme les sociétés privées soumises pour leurs commandes aux principes de liberté d’accès et d’égalité de traitement des candidats, doivent désormais prendre en compte ce risque pénal, d’autant plus élevé que cette décision a un effet rétroactif sur la répression des marchés qui ont été conclus antérieurement à celle-ci.

Claudia Chemarin et Mathias Guilllou, avocats Chemarin & Limbour


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