Virginie Reynès, Avocat à la Cour, De Gaulle Fleurance & Associés, revient sur les impacts de l’introduction de la théorie de l’imprévision en droit français, innovation induite par la réforme du droit des contrats.
L’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats entrera en vigueur le 1er octobre prochain et s’appliquera, sauf exception, aux contrats conclus après cette date. L’introduction de la théorie de l’imprévision en droit français en constitue l’une des rares et attendues innovations, mais l’effet dévastateur redouté dans la vie économique n’aura sûrement pas lieu.
Selon l’article 1195 du Code civil issu de la réforme, "si un changement de circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation".
L’alinéa 2 dispose qu’"en cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe"1. Ces dispositions sonnent le glas de plus de cent ans de jurisprudence de la Cour de cassation pour laquelle "dans aucun cas, il n’appartient aux tribunaux, quelque équitable que puisse leur paraître leur décision, de prendre en considération le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et substituer des clauses nouvelles à celles qui ont été librement acceptées par les contractants" 2.
L’introduction de l’imprévision en droit français n’est pas le fruit du hasard, n’est pas non plus une solution totalement inédite, d’autres droits l’ayant déjà adoptée, et s’inspire en réalité largement des Principes du Droit Européen des Contrats élaborés par la Commission présidée par le Professeur Ole Lando et des Principes UNIDROIT applicables aux contrats du commerce international3 qui admettent l’imprévision et la faculté pour le tribunal, à défaut d’accord entre les parties, de mettre un terme ou d’adapter le contrat "en vue de rétablir l’équilibre des prestations 4". L’objectif, assumé par les rédacteurs de l’ordonnance5, est d’inciter les parties à trouver un accord sans avoir à saisir le juge lorsque des évènements, imprévisibles lors de la conclusion du contrat, rendent son exécution par une partie excessivement onéreuse (et non pas impossible, ce qui distingue l’imprévision de la force majeure, même si la nuance, admettons-le, pourrait s’avérer dans certains cas très délicate). En d’autres termes, l’intervention du juge est prévue mais d’une manière telle qu’il s’agit d’en dissuader les parties d’y avoir recours. Il faut dire que la perspective d’une révision judiciaire d’un contrat a de quoi convaincre les plus récalcitrants à négocier, quitte à accepter des conditions défavorables, ou à rompre le contrat, quitte à assumer des pertes certaines.
A bien y regarder, la révolution annoncée n’aura pourtant très souvent pas lieu. En effet, des clauses dites de hardship ou des clauses dites MAC ("material adverse change"), d’inspiration anglo-saxonne, sont déjà régulièrement prévues dans les contrats d’affaires pour anticiper l’évolution des circonstances par une renégociation ou une exigibilité anticipée.
Malgré l’absence de disposition claire, la réforme devrait, sur ce point, être supplétive de volonté. Le Rapport au Président de la République6 prévoit ainsi que "ce texte revêt un caractère supplétif, et les parties pourront convenir à l’avance de l’écarter pour choisir de supporter les conséquences de la survenance de telles circonstances qui viendraient bouleverser l’économie du contrat". Si les parties peuvent en écarter l’application, elles devraient en toute logique pouvoir également en aménager conventionnellement les modalités. Une clarification expresse aurait néanmoins été appréciée.
Si tel est bien le cas, alors les clauses encadrant ou écartant l’évolution imprévisible des circonstances devraient se généraliser, sous réserve toutefois de ne pas tomber sous le coup du déséquilibre significatif (un piège peut en cacher un autre !), afin de limiter le risque de saisine du juge. Une fois saisie, la juridiction devra dans un premier temps vérifier (et, par la même occasion, expliciter car aucune définition n’est donnée par l’ordonnance) si les conditions requises, un changement de circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat et une exécution rendue excessivement onéreuse, sont réunies. Il y a fort à parier que, très souvent, l’examen des conditions préalables aboutira à un rejet de la demande. Mais les rares fois où elles seront réunies, alors le juge n’aura d’autre choix que de résilier ou de réviser le contrat soumis à sa sagacité et risquera alors de se trouver bien démuni pour rendre une décision dont les enjeux dépasseront largement le débat juridique.
Virginie Reynès, Avocat à la Cour, De Gaulle Fleurance & Associés
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1. Ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, JO 11 février 2016
2.Cass. Civ. 6 mars 1876, aff. dite du Canal de Craponne, D. 1876,1, p.193, note Giboulot ; GACIV/12/2008/0018
3.http://www.unidroit.org/fr/instruments/contrats-du-commerce-international/principes-dunidroit-2010-fr
4.Principes UNIDROIT, article 6.2.3
5.Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, JO 11 février 2016 : "L’imprévision a donc vocation à jouer un rôle préventif, le risque d’anéantissement ou de révision du contrat par le juge devant inciter les parties à négocier"
6.Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, JO 11 février 2016