Comment faire face, quels sont les impacts de la loi du 14 avril 2011 et de la jurisprudence de la Cour de Cassation du 15 avril 2011. Explications par Kami Haeri, Avocat Associé, August & Debouzy.
I - L’ augmentation des mesures d’enquêtes en entreprise: facteurs conjoncturels et enjeux structurels
1.1 – Plus d’information, plus d’enquêteurs
Le risque pénal est souvent mal appréhendé par les entreprises. Alors que ces dernières sont capables d’apprécier, dans une approche souvent comptable et prévisionnelle, un très grand nombre de risques (risque environnemental, risque social ou risques financiers) le risque pénal demeure un périmètre difficile à évaluer dans la vie des affaires. Risque non chiffrable, impactant fortement l’image et l’harmonie de l’entreprise, l’enquête pénale peut survenir à chaque instant et être mise en œuvre par des régulateurs de plus en plus nombreux. Alors que jusqu’à une époque récente seule la police judiciaire semblait concentrer entre ses mains l’essentiel des enquêtes pouvant toucher la vie des entreprises, ces 15 dernières années ont été marquées par une augmentation du nombre d’autorités de régulation mais également par une augmentation de leurs pouvoirs d’enquête, souvent concurrents. Aujourd’hui, un même fait juridique peut être appréhendé à tour de rôle par différentes autorités qui vont, en fonction de règles propres, mener une enquête au sein de l’entreprise puis, le cas échéant, envisager des sanctions de nature diverses.
Parallèlement, si le nombre de régulateurs a augmenté, la capacité de ces régulateurs d’identifier des informations utiles s’est également développée. La multiplication des obligations légales en matière de transparence financière conduit les entreprises à produire davantage d’informations. Par ailleurs un plus grand nombre de personnes sont destinataires de ces informations. La généralisation du courrier électronique, l’apparente facilité avec laquelle un grand nombre de destinataires peuvent recevoir ces informations, le caractère durable et traçable de ces informations, augmentent la masse d’information. Par conséquent les opportunités offertes aux différentes autorités de contrôle de saisir ces informations et, partant, de mieux individualiser les responsabilités de chacun ont considérablement augmenté.
1.2 – Une procédure pénale déséquilibrée et peu contradictoire
La question de la responsabilité des dirigeants est également cruciale dans le contexte particulier de la procédure pénale française, très déséquilibrée entre ses phases d’enquête et de jugement. Si l’on peut parfois se plaindre de la sévérité d’une décision, les tribunaux français sont globalement mesurés dans l’établissement du principe de culpabilité et dans la fixation du quantum de la peine. Ils tiennent compte des antécédents de la personne mise en cause et de sa capacité de réinsertion.
En revanche la phase préalable à la sanction, la phase d’enquête, est particulièrement coercitive. Elle laisse peu de place au débat contradictoire ni même à l’information des personnes mises en cause. Il n’existe pas davantage dans notre système de règle formelle obligeant l’accusation à évaluer au bout d’un temps déterminé la teneur des éléments et charges retenus contre une personne faute de quoi la procédure pourrait être arrêtée. Une enquête préliminaire (la quasi-totalité des jugements correctionnels sont exclusivement traités par ce biais, l’instruction n’ayant qu’une part résiduelle en volume) peut parfois durer plusieurs années avant de laisser enfin à la personne mise en cause le loisir, quelques jours avant une audience de jugement de quelques heures à peine, de reprendre de manière contradictoire tout ce qui s’est déroulé depuis l’ouverture de l’enquête afin de le discuter devant la juridiction saisie.
Quand bien même l’affaire traitée dans le cadre d’une enquête préliminaire serait confiée à un juge d’instruction, la sédimentation du dossier par le jeu de l’enquête préalable est très forte et il est parfois difficile de modifier l’angle d’un dossier, même au moment où il est confié au juge d’instruction. Dans ce contexte, la garde à vue constitue l’une des phases majeures de l’enquête policière. Mesure d’enquête initiale, grave et formelle, privative de liberté, construite autour de la recherche de l’aveu, la garde à vue constitue donc une étape déterminante qu’il faut appréhender avec soin tant, dans le contexte français précité, ses conséquences sur le reste de la procédure sont déterminantes.
II - La réforme forcée de la garde à vue
2.1 – Une pression européenne
La garde à vue n’est pas une mesure d’enquête comme les autres. Elle doit avant tout être appréhendée comme une mesure privative de liberté. Pendant 24 heures, susceptibles d’être renouvelées, une personne qui n’a jamais été condamnée et qui bénéficie de la présomption d’innocence est, à la discrétion de la police puis sous l’autorité du Parquet, retenue afin de répondre à des questions dans le cadre d’une enquête en cours dont elle ne sait rien, mais dans laquelle des indices existent sur son éventuelle responsabilité. Mesure de contrainte affaiblissant le corps et l’esprit, la garde à vue s’inscrit dans la philosophie française de recherche de l’aveu plutôt que de manifestation de la vérité.
La garde à vue a fait l’objet de débats doctrinaux et jurisprudentiels importants, notamment devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH). L’arrêt Salduz (27 novembre 2008) a rappelé l’importance de la présence de l’avocat pendant la phase d’audition préalable ou de garde à vue.
L’arrêt Dayanan du 13 octobre 2009 est venu quant à lui préciser les conditions d’intervention de cet avocat. La Cour indique notamment : "L’équité de la procédure requiert que l’accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil. A cet égard, la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l’avocat doit librement exercer."
Malgré ces décisions claires dans leur lettre et leur esprit, la France a toujours été réticente à modifier une législation devenue virtuellement obsolète au regard de la jurisprudence précitée. Malgré les nombreux recours qui ont été exercés, la Cour de Cassation a longtemps ignoré les enseignements du droit européen estimant que ces éléments ne pouvaient être invoqués en droit interne. Quant au Gouvernement, interpellé sur l’impérieuse nécessité de modifier le droit interne, il a longtemps répondu que ces décisions, rendues respectivement contre des États tiers, ne concernaient ni n’engageaient la France.
2.2 - La Question Préalable de Constitutionnalité libératrice
Le 1er mars 2010 constitue une étape décisive dans l’histoire mouvementée de la réforme garde à vue puisque c’est à cette date que la question prioritaire de constitutionnalité est entrée en vigueur. Pour la première fois, le justiciable pouvait discuter de la constitutionnalité d’une norme invoquée devant une juridiction. Saisi de cette question le jour même de l’entrée en vigueur de la loi, le Conseil Constitutionnel a rendu le 30 juillet 2010, une décision déterminante, jugeant inconstitutionnelles les dispositions françaises en matière de garde à vue et repoussant les effets de cette décision au 1er juillet 2011 afin de laisser au législateur français le soin de modifier la loi. Les débats doctrinaux et parlementaires qui ont suivi cette décision ont porté sur l’aménagement du droit français de la garde à vue, notamment au regard du droit européen. La pression augmentait parallèlement sur la France puisque celle-ci faisait l’objet de plusieurs condamnations devant la CEDH (arrêt Brusco c/France, 14 octobre 2010 ; arrêt Moulin c/France, 23 novembre 2010) du fait d’une procédure pénale non conforme aux dispositions de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme. Si la pression augmentait, le débat s’en trouvait paradoxalement simplifié, compte tenu de la clarté des décisions précitées. Il suffisait de mettre en harmonie le droit français avec le droit européen.
Ce n’est pas ce qu’a retenu le Gouvernement, dont l’orientation du projet restait en deçà des enseignements de la CEDH. Magistrats et avocats ont par exemple critiqué l’apparition dans la loi d’une « audition libre », sorte de voie de dérivation de la garde à vue, permettant à la police d’interroger une personne suspectée sans lui faire bénéficier des droits liés à la garde à vue dès l’instant où la personne suspectait l’acceptait. Autrement dit, pour réduire le nombre de garde à vue, il suffisait de la baptiser autrement, sans avoir à en modifier la nature profonde.
Le changement n’est pas venu du Gouvernement mais de la Cour de Cassation. Sans doute agacée de la soudaine primauté du Conseil Constitutionnel et désireuse d’exprimer sa propre sensibilité, la Cour de Cassation a, par quatre arrêts rendus en assemblée plénière le 15 avril 2011, prononcé non seulement le caractère inconventionnel des dispositions de la loi sur la garde à vue, mais également de l’application immédiate de l’ensemble de la jurisprudence de la CEDH en France. Ce faisant, la Cour de Cassation rendait obsolète non seulement la loi du 14 avril 2011, publiée quelques heures avant ses décisions, tout en veillant à réaffirmer sa primauté institutionnelle. Même s’il est quelque peu dommage que ce soit à la faveur d’une lutte quasi politique que la Cour de Cassation, longtemps passive en matière de garde à vue, ait décidé de réformer le système, on ne peut que se réjouir de cette décision qui vient, virtuellement, mettre la France au niveau exact de la jurisprudence de la CEDH. Virtuellement car il convient désormais de mettre en œuvre, dans la pratique, les enseignements tirés de la jurisprudence de celle-ci et notamment la présence permanente de l’avocat, y compris dans les perquisitions, un rôle actif pour celui-ci, l’accès au dossier et la notification formelle du droit au silence.
3 – Garde à vue : pourquoi les cadres et dirigeants demeurent fragiles, même dans le cadre de la nouvelle jurisprudence ?
La préparation des cadres et dirigeants d’entreprise en matière de garde à vue est essentielle car la personnalité d’un cadre d’entreprise rend en effet ce dernier extrêmement sensible à la pression exercée par une mesure d’enquête.
Nonobstant la présence désormais permanente de l’avocat, la garde à vue constitue un moment extrêmement éprouvant dans la vie d’une personne mise en cause. L’arrestation et la contrainte physique qui y est associée, l’enfermement ou encore la fouille à corps peuvent constituer des moments extrêmement traumatisants qui affaiblissent la personne mise en cause et la rendent plus vulnérable à des questions dont elles ne maîtrisent pas toujours la portée.
Or les cadres d’entreprise sont des personnes respectueuses de la hiérarchie et de l’autorité, évoluant dans des environnements structurés et exerçant eux-mêmes une autorité qu’ils estiment à juste titre légitime. L’autorité judiciaire ou policière, légitime par nature, peut donc effacer toute forme de questionnement ou de mise en perspective sur la mesure d’enquête dont ils font l’objet. Impressionnés par le decorum et la gravité inhérentes à une mesure de garde à vue, angoissés par l’atteinte à leur réputation, les cadres et dirigeants peuvent perdre peu à peu leurs repères et oublier qu’il s’agit d’une mesure provisoire qui sera suivie de phases d’enquête plus contradictoires. Pensant à tort que tout se joue pendant la garde à vue, ils ne sont malheureusement plus en mesure de faire preuve de la prudence et du recul nécessaires dans les réponses qu’ils apportent à l’enquêteur. A ce phénomène naturel, provoqué par le cadre juridique et physique de la garde à vue, il convient d’ajouter quelques traits de personnalité communs aux dirigeants et cadres d’entreprise. Tout d’abord, leur rapport à autrui est différent de celui d’un délinquant habitué à un rapport de force régulier avec la police. Désireux en permanence de créer une relation emprunte d’empathie à l’égard de son interlocuteur, il recherchera naturellement à satisfaire les attentes de son interlocuteur, alors même que l’exercice de la garde à vue s’inscrit de facto dans un rapport de force.
De même, les cadres d’entreprise sont vertueusement déformés par une volonté permanente d’interpréter les faits et d’y apporter une valeur ajoutée. Or l’exercice de la garde à vue est différent : il ne s’agit pas d’un exercice d’interprétation mais de description de faits. Il est donc impératif de se limiter à dire ce que l’on sait, en se gardant de toute interprétation.
La construction du nouveau droit de la garde à vue est en marche. Les décisions du 15 avril 2011 ont bouleversé le rapport intime entre la personne mise en cause et l’enquêteur, sans pour autant apporter toute les réponses. Les recours et les interprétations doctrinales et jurisprudentielles autour de de l’application directe de la jurisprudence de la CEDH seront nombreuses. Il convient donc de faire preuve de vigilance et de rigueur dans le déroulement des enquêtes. Si la présence désormais obligatoire de l’avocat va modifier l’organisation et la perception de la garde à vue, l’absence de phases contradictoires effectives dans une procédure pénale souvent longue, continue de rendre indispensable, notamment pour les cadres d’entreprise naturellement plus sensibles que des délinquants à la pression exercée dans de telles circonstances, la préparation et l’anticipation de ces mesures d’enquête.