10 questions pour faire le tour de la déconnexion

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 Thibault Meiers, avocat en droit social du cabinet international Dechert et Gwenaëlle Hamelin, Psychologue, associée chez AW ConseilEntrée en vigueur le 1er janvier 2017, la loi portant le droit à la déconnexion entend réguler l’utilisation des outils numériques par les salariés. Une mesure découlant du développement toujours plus rapide des moyens de communication modernes et dont les contours se doivent d’être établis avec précision. Quelles obligations pour les employeurs ? Quels droits pour les salariés ? Quels sont les moyens pour la faire respecter et les écueils à éviter ? Thibault Meiers, avocat en droit social du cabinet international Dechert et Gwenaëlle Hamelin, Psychologue, associée chez AW Conseil répondent à toutes ces questions et livrent leur guide pratique. Un guide connecté à cette réalité qui anime désormais l’entreprise.

1. Déconnecter : de quoi parle-t-on et pourquoi ?

Selon le dictionnaire Larousse, le verbe "déconnecter" se définit comme le fait de rompre le contact avec la réalité quotidienne. Drôle de paradoxe que d’ériger en droit cette échappatoire à l’heure de la transformation numérique. C’est pourtant une attente de près de 62 % des salariés.

Le fait est que l’usage des technologies de l’information et de la communication, qui impacte tous les métiers, engendre une sollicitation permanente des salariés. Celle-ci se manifeste non-seulement aux temps et lieux du travail, mais également en dehors : que l’on soit trader doté d’un smartphone ou routier géo-localisé, il n’y a plus de "temps mort".

L’intensification du travail en découlant peut se révéler néfaste, pour les salariés comme pour les entreprises :

• l’hyper-connexion professionnelle brouille les repères spatio-temporels traditionnels du monde du travail et, par extension, la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle, générant une sur-disponibilité susceptible de compromettre l’effectivité du droit au repos ou celui à une vie familiale normale ;

• la surcharge d’informations liée à l’utilisation non-canalisée des médias numériques peut être anxiogène et source de différentes formes de stress, parfois paralysant, de nature à pénaliser la performance de l’organisation.

Les impacts sur la santé du personnel sont avérés (risques psychosociaux, burn out, bore-out, brown-out, etc.) et les risques associés pour les entreprises en termes de coûts et de responsabilités non-négligeables.

C’est ce qui, dans un contexte général de prévention et d’attention accrue sur la qualité de vie au travail depuis 2013, a déterminé le législateur à réguler les pratiques professionnelles


2. S’agit-il d’un nouveau droit des salariés ?

Le droit à la déconnexion n’est pas nouveau.

Ce n’est en réalité que l’expression conjuguée des droits reconnus au salarié depuis plus de quinze ans :

• au bénéfice d’un repos effectif ; et

• à la possibilité de refuser de travailler à son domicile ainsi que d’y installer ses outils de travail.


3. A quelles obligations les employeurs sont-ils tenus ?

Il n’est pas question de cesser d’utiliser les technologies numériques mais de réfléchir aux conditions de leur utilisation pour parvenir à un équilibre entre les impératifs du marché, les exigences des entreprises et les intérêts des salariés.

La nouvelle exigence légale tient ainsi à la définition dans l’entreprise des "modalités de plein exercice par le salarié de son droit à la déconnexion", et ce de façon évolutive pour tenir compte d’une société qui continue à se transformer.

Concrètement, il s’agit :

• d’un nouveau thème de la négociation annuelle obligatoire sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, et la qualité de vie au travail ; et

• d’une nouvelle condition de validité des accords collectifs autorisant le recours aux conventions de forfait en jours sur l’année.

Il est intéressant de noter qu’il s’agit donc d’un droit conféré au salarié mais dont les contours sont définis dans l’entreprise, ce qui est un gage de souplesse insuffisamment mis en avant.

 

4. Tous les employeurs sont-ils concernés ?

A s’en tenir aux textes, seuls sont soumis à la nouvelle obligation de définir les modalités d’exercice par les salariés de leur droit à la déconnexion les employeurs :

• ayant l’obligation de négocier annuellement sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes ainsi que sur la qualité de vie au travail (il s’agit des entreprises privées dans lesquelles est constituée au moins une section syndicale) ;

• qui emploient des salariés dans le cadre de conventions de forfait en jours sur l’année.

 

5. A quelle date faut-il agir ?

L’obligation de négocier sur le droit à la déconnexion est applicable depuis le 1er janvier 2017.

Ce thème de négociation devra dès lors être abordé lors de la prochaine négociation annuelle obligatoire à intervenir dans l’entreprise, et au plus tôt s’agissant de la mise à jour des accords collectifs portant sur les forfaits en jours sur l’année.


6. A quelles sanctions s’exposent les employeurs défaillants ?

Les nouveaux textes ne sont pas assortis de sanctions leur étant propres.

Néanmoins, les employeurs qui manqueraient à leurs nouvelles obligations s’exposent à nombre de risques :

• sanctions pénales au titre de la méconnaissance des prescriptions légales sur la négociation annuelle obligatoire (un an d’emprisonnement et 3.750 EUR d’amende) ;

• invalidation des conventions de forfaits en jours sur l’année ;

• demande de résiliation judiciaire du contrat de travail ou prise d’acte de la rupture du contrat de travail aux torts exclusifs de l’employeur produisant les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

• engagement des responsabilités civile et / ou pénale de l’employeur pour méconnaissance des droits au repos, du droit à la sécurité ou encore pour faute inexcusable en cas de survenance d’un accident ou d’une maladie d’origine professionnelle notamment ;

• usage du droit de retrait par des salariés ou encore du droit d’alerte par les représentants du personnel, voire demande d’expertise pour risque grave par le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, etc.


7. Comment les employeurs doivent-ils satisfaire à leurs nouvelles obligations ?

Les employeurs doivent tenter de négocier un accord collectif sur les modalités d’exercice du droit à la déconnexion des salariés, en général, et des salariés au forfait jour, en particulier.

Bien entendu, il n’y a pas d’obligation de parvenir à un accord.

A défaut d’accord, l’employeur doit rédiger unilatéralement une charte de bonnes pratiques, prévoyant les actions de formation et de sensibilisation à un usage raisonnable des outils numériques.

L’entrée en vigueur de cette charte est subordonnée au recueil préalable de l’avis du comité d’entreprise ou, à défaut, des délégués du personnel (et vraisemblablement du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, s’il existe, eu égard à l’objet de la charte).

Si elle vient à prescrire des mesures générales et à prévoir d’éventuelles sanctions, il sera prudent de traiter cette charte comme une adjonction au règlement intérieur, en suivant la procédure associée, qui implique notamment l’inspection du travail.


8. Quelle est la démarche à suivre ?

Véritable phénomène de société, le sujet de la déconnexion renvoie à nos perceptions individuelles du monde du travail. Il est dès lors illusoire de penser que ce thème sera toujours facile à traiter avec les représentants du personnel car traitant du "bien-être" des salariés.

Négocier sur la déconnexion impose une préparation amont sérieuse, associant toutes les composantes de l’entreprise ; ce n’est pas seulement l’affaire des responsables R.-H. et des juristes.

La satisfaction de l’obligation juridique nouvelle passera en effet nécessairement par la mise en place d’une culture, d’une organisation collective et individuelle ainsi que de modes de management nouveaux en co-construction avec les salariés.

A défaut, le droit à la déconnexion restera lettre morte en pratique ou deviendra une source de blocage pour les entreprises.

Pour ce faire, il va falloir établir un diagnostic préalable des pratiques de l’entreprise en matière d’usage des outils numériques et de leurs effets.

Viendra ensuite le temps de la réflexion sur les mesures à prendre pour réguler l’utilisation des outils numériques.

Enfin, il sera utile de définir les modalités de suivi de leur application pour mesurer leur effectivité et identifier les changements à y apporter à l’occasion de la négociation annuelle obligatoire suivante.


9. En pratique, que prévoir : méthode "détox" ou "méthode douce" ?

Radicale, la méthode "détox" applique le principe du "jeûne", c’est-à-dire la privation de l’accès aux outils numériques à certains moments clés.

L’on voit ainsi des employeurs décréter la déconnexion à certaines heures, le week-end ou à l’occasion de "journées sans e-mail", ou encore aller jusqu’à placer des brouilleurs internet dans les salles de réunion.

Au contraire, la méthode "douce", sorte de rééducation, mise sur le dialogue et la diffusion des pratiques positives mises à jour lors d’expériences de télétravail, notamment, et d’un usage raisonné des outils numériques nomades :

• des groupes d’échanges de pratiques permettent de faire émerger des chartes de bons comportements afin de rendre explicites des comportements gagnant-gagnant ;

• des plages de consultation des e-mails sont préconisées (quatre fois par jour par exemple), les messageries étant fermées le reste du temps ;

• les smartphones sont prohibées en réunion, sauf urgence ;

• la liberté de connexion des uns est mise en avant dans le respect du droit à la déconnexion des autres : les emails reçus au-delà de 19h, le week-end ou durant les congés n’attendent pas de réponse en dehors des horaires habituels de travail ; etc.

A chaque entreprise de trouver sa voie mais l’expérience montre que pour parvenir à donner au droit à la déconnexion l’effectivité requise il est opportun de :

• se garder de penser le droit à la déconnexion de façon uniforme / massifiée pour toute l’entreprise et tous les salariés, et réfléchir, au contraire, au niveau macro : métiers, équipes de travail, situation vis-à-vis de la mobilité, voire même hommes / femmes selon les secteurs et situations personnelles et familiales, le cas des salariés sans référence horaire et mobiles devant retenir particulièrement l’attention ;

• être pragmatique, le droit à la déconnexion pouvant parfois simplement passer par la systématisation des réunions d’équipe préalables aux départs en congés, l’identification d’un référent alternatif par dossier qui sera désigné dans le message d’absence du salarié, l’envoi différé des emails du week-end au lundi matin, etc. ;

• offrir un accompagnement renforcé aux managers pour gérer la déconnexion à bon escient et qu’ils n’en usent pas pour se prémunir de reproches de salariés / de la hiérarchie ;

• travailler sur les pratiques des salariés tout autant que sur les modes de management : les managers n’imposent pas toujours d’être connectés, les salariés s’y auto-contraignent également, individuellement (besoin de reconnaissance / d’exister) et mutuellement (connexion forcée horizontale) ;

• profiter de l’occasion pour repenser l’utilisation des outils de communication, et en particulier des messageries sous toutes leurs formes - emails, tweets, messages Skype ou Link, etc. - (insertion de guides des bonnes pratiques dans les chartes informatiques ou sensibilisation au bon usage des NTIC notamment) ;

• utiliser les ressources humaines et informatiques existantes pour créer des garde-fous ; ex. : l’administrateur réseau peut aussi être un contrôleur des salariés sur-consommateurs d’emails hors et pendant le temps de travail ;

• prévoir aussi des temps de travail déconnectés dans l’entreprise qui soient des temps de parole / des temps collaboratifs directs sans interfaces ni sollicitations externes pour se concentrer sur le travail ;

• penser un mécanisme évolutif / révisable dans le cadre des négociations périodiques, avec des indicateurs de suivi, pour que la déconnexion soit toujours en lien avec les besoins des entreprises et les aspirations des salariés (suivis statistiques des échanges d’emails sur des périodes données, de l’usage de la fonction "répondre à tous", etc.) ; et

• d’une façon générale, intégrer la réflexion dans les démarches sur la qualité de vie au travail, la prévention des risques, en particulier psychosociaux, du harcèlement moral, ainsi que des modalités d’exécution du travail à distance.

Pour ancrer ces pratiques, l’engagement des managers et salariés à respecter la liberté de se déconnecter sera clé, ne serait-ce que pour limiter les effets de groupe susceptibles d’induire une obligation tacite à se montrer réactif en cas de sollicitation.


10. Déconnecter : un droit, un devoir ou un piège ?

Malgré ces nouvelles perspectives de régulation attendues des salariés, une méfiance réciproque se fait jour : méfiance des salariés qui redoutent d’être contraints dans l’organisation de leur travail, et méfiance des employeurs qui craignent de voir le droit à la déconnexion être instrumentalisé à l’occasion de contentieux salariés / employeurs.

Ces réticences ne doivent pas être vues comme un frein mais au contraire s’exprimer à l’occasion des groupes de travail et négociations sociales destinées à mettre en place le droit à la déconnexion dans chaque entreprise.

Elles serviront à identifier des règles choisies en matière de déconnexion en lien avec les contraintes des équipes pour faire de ce droit un nouveau levier de la performance.

Thibault Meiers, Avocat à la Cour, Dechert (Paris) LLP et Gwenaëlle Hamelin, Psychologue, associée chez AW CONSEIL


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