Nicolas Boeglin, Professeur de Droit International à la Faculté de Droit, Université du Costa Rica, commente la situation à Douma et le contexte de la récente déclaration conjointe de la France et de 16 autres Etats sur la Syrie, la Russie et l'Organisation internationale pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC).
Lors d'une réunion organisée par la Russie au sein de l'OIAC à La Haye le 26 avril 2018, afin d'écouter le témoignage de plusieurs personnes sur la prétendue attaque chimique de Douma par les forces armées syriennes, les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni ainsi que 14 autres Etats Membres de l'OIAC ont signé une déclaration conjointe. Celle-ci dénonce l'initiative russe en des termes inusités (voir hyperlien officiel et texte de ladite déclaration conjointe).
Comme on le sait, sur le dossier syrien, les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni sont convaincus, même en l'absence de preuves ou d'enquête in situ, de la responsabilité directe des autorités syriennes concernant l'usage d'armes chimiques lors de l'incident de Douma du 7 avril dernier. D'autres par contre, attendent d'abord de voir les résultats de l'enquête que l'OIAC doit mener sur le terrain.
17 Etats signataires sur 192
L'OIAC compte 192 Etats Membres, le seul Etat manquant à l'appel au plan mondial étant Israël (voir l'état officiel des signatures et ratifications de la Convention portant sur l'interdiction des armes chimiques). On notera qu'aucun Etat d'Afrique, ni d'Asie, ni d'Amérique Latine n'a accepté de souscrire la déclaration conjointe du 26 avril 2018, et qu'en Europe, seuls l'Allemagne, le Danemark, l'Italie, l'Islande et les Pays-Bas ainsi que la Bulgarie, la Pologne, la République Tchèque, la Slovaquie et les trois Etats baltes ont accepté de le faire. L'Australie et le Canada complètent la liste des signataires. La déclaration conjointe est précédée, tout du moins sur le site officiel de la diplomatie française, par un texte citant le délégué de la France à l'OIAC usant d'un ton et d'expressions assez rares dans des communiqués officiels. On le comprendra sûrement en la lisant, la France et ses alliés anglo-saxons ne sont pas du tout d'accord avec la démarche entreprise par la Russie, et ont jugé utile et opportun de hausser le ton, quitte à innover en matière diplomatique.
Le contexte de cette déclaration conjointe
Rappelons que suite aux frappes aériennes menées par les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni le 13 avril dernier en Syrie, divers sites et analyses ont mis en doute la responsabilité directe de la Syrie dans l'incident de Douma, et dénoncé le véritable "fiasco" de cette opération du point de vue militaire. De plus, bon nombre de juristes ont conclu leurs analyses en réaffirmant l'illégalité de ces frappes au regard des dispositions de la Charte des Nations Unies concernant l'emploi de la force armée. La Russie, pour sa part, a dénoncé le fait d'accuser les autorités syriennes sans avoir la moindre preuve sur leur responsabilité directe concernant l'usage d'armes chimiques et a trouvé quelques éléments qui prouveraient que l'incident de Douma n'est qu´un montage.
Au plan du droit, on lit dans cette analyse des Professeurs Olivier Corten et Nabil Hajjami, intitulée "Les frappes des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de la France en Syrie : quelles justifications juridiques" que :
"Cela dit, à force de multiplier les précédents dans lesquels on écarte purement et simplement le droit international au nom d’impératifs moraux ou politiques que l’on définit et interprète soi-même, la norme elle-même tend à s’estomper, si pas à disparaître."
Violer le droit international sous prétexte de le défendre
Dans le texte de la déclaration conjointe, on lit que pour les 17 Etats signataires : "Obstruction, propagande, désinformation sont autant de tentatives visant à porter atteinte au cadre multilatéral". Une phrase qui devrait faire sourire de nombreux spécialistes ayant dénoncé l´action unilatérale tripartite en violation des dispositions de la Charte des Nations Unies. Concernant cette dernière, il est bon de rappeler que suite aux attentats de Paris de 2013, la France avait présenté un projet de résolution au Conseil de Sécurité omettant toute référence à la Charte. Nous avions à cette occasion indiqué que : "La France, à cet égard, avait surpris bien des observateurs en présentant, suite aux attentats de Paris, un projet de résolution au Conseil de Sécurité (voir le texte de la "blue version" diffusée aux membres du Conseil) sans aucune mention à la Charte des Nations Unies dans le dispositif du texte : une grande première pour la diplomatie française, qui mérite d’être soulignée"; (voir notre note intitulée "Contre une invocation abusive de la légitime défense face au terrorisme", publiée par Dommagescivils et disponible ici).
Du point de vue politique, il est clair que les trois Etats auteurs de la frappe du 13 avril, en s’associant de la sorte (sans attendre d'avoir des éléments de preuves vérifiés et vérifiables), ont perdu le peu de crédibilité qu'ils maintenaient encore au Moyen-Orient, et plus particulièrement la France.
Frappes illégales en Syrie basées sur des rapports de services secrets
L'absence de preuves concernant la responsabilité de la Syrie lors des divers incidents dans lesquels l'usage de substances chimiques est allégué, n'est plus un obstacle pour procéder à des frappes aériennes contre la Syrie. Ce constat s'était vérifié lors de la frappe nord-américaine d'avril 2017, réalisée de façon solitaire. On notera que suite à ce bombardement réalisé par les Etats-Unis au mois d'avril 2017, un rapport des services secrets de la France (annoncé quelques jours avant le premier tour des élections présidentielles) avait rejoint les conclusions de leurs homologues nord-américains (nous renvoyons à un bref article de notre part, intitulé "Armes chimiques en Syrie: à propos du rapport des services de renseignements français", disponible ici). Le rapport des Etats-Unis d'avril 2017 avait été qualifié par un spécialiste du MIT de "obviously false, misleading and amateurish intelligence report"1.
En guise de conclusion
On se souvient qu’en septembre 2013, la France a failli déclarer la guerre à la Syrie. Le volte-face du Président Barack Obama avait obligé à revoir le dispositif militaire prévu par la France (voir note de presse intitulée "L’été où la France a presque fait la guerre en Syrie" parue en septembre 2014 dans Le Monde). On lit dans la note précitée que :
"Mercredi 4 septembre, le jour du débat prévu à l’Assemblée nationale, François Hollande convoque ses principaux ministres et collaborateurs pour un conseil restreint, à 11 h 30, à l’Elysée. "Le président insiste sur la nécessité d’apporter des informations d’origine françaises pour valider un argumentaire en quatre points, raconte un témoin : c’est une attaque chimique, massive, contre des civils, orchestrée par le régime de Bachar Al-Assad".
Il faut remercier Le Monde de tenir aussi bien informé ses lecteurs, et noter que l´argumentaire sollicité par le Président Hollande rappelle une idée provenant cette fois de son homologue, le Président Obama2.
La déclaration conjointe du 26 avril 2018 semble confirmer que, presque cinq ans plus tard, la France maintient toujours la même stratégie en Syrie et qu'elle a trouvé un partenaire aux Etats-Unis disposé à l´accompagner, rapports des services secrets aidant. Toute tentative afin de démontrer autre chose que la responsabilité directe des autorités syriennes est malvenue et doit être combattue : le concours d´autres Etats est plus que bienvenu pour y parvenir.
Nicolas Boeglin, Professeur de Droit International à la Faculté de Droit, Université du Costa Rica
__________________
Notes
1. Ce rapport des Etats-Unis (voir texte complet) rédigé afin de justifier cette action militaire contre la Syrie a été analysé par Theodore Postol, Professeur au MIT (Massachusets). On peut lire dans son rapport (voir texte de son rapport intitulé "A Quick Turnaround Assessment of the White House Intelligence Report Issued on April 11, 2017 About the Nerve Agent Attack in Khan Shaykhun, Syria") que "We again have a situation where the White House has issued an obviously false, misleading and amateurish intelligence report" (p.4).
2. En 2013, quelques sites d'information (peu nombreux) se sont intéressés à des courriels filtrés concernant un plan secret de l´Administration Obama en vue d´accuser la Syrie d'utiliser des armes chimiques afin de justifier une intervention militaire : voir l´article intitulé "U.S.' backed plan to launch chemical weapon attack on Syria and blame it on Assad’s regime’", retiré du site qui l´avait publié, mais capturé par d'autre sites comme par exemple, celui-ci.