Entreprises et droits de l’homme, une problématique reposant sur la soft Law - L’exemple de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme

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Il n’est un secret pour personne que, faute de pouvoir invoquer des normes internationales obligatoires, c’est-à-dire des traités dûment ratifiés, les organisations non gouvernementales (ONG) qui pourchassent les entreprises pour atteinte ou risque d’atteinte aux droits de l’homme s’attachent à invoquer des normes de la soft Law. C’est ainsi que la problématique « Business and Human Rights » est essentiellement placée sous l’égide des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme de l’ONU approuvés par le Conseil des droits de l’homme de l’Organisation le 16 juin 2011 et des Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales adoptés le 25 mai 2011 par les 42 pays adhérents. Ces deux textes sont des recommandations. Comme l’indique l’avant-propos des Principes de l’OCDE : « Ils contiennent des principes et des normes non contraignants destinés à favoriser une conduite raisonnable des entreprises dans un environnement mondialisé, en conformité avec les législations applicables et les normes internationalement admises »[1]. Il s’agit ainsi, au sens du droit international public, de recommandations.

Norme de la soft Law, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme a suscité beaucoup d’espoir

L’autre recommandation souvent invoquée, s’agissant du nécessaire respect des droits de l’homme par les entreprises quel que soit leur lieu d’implantation ou d’activités, est la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) adoptée le 10 décembre 1948. L’invocation de ce texte peut paraître moins évidente, car il s’adresse avant tout aux Etats tenus de protéger les droits fondamentaux de leur population et de tous ceux qui résident sur leur territoire.

Elaborée sur les décombres de l’après-guerre, la DUDH consacre l’internationalisation des droits fondamentaux. Principalement rédigée par Eleanore Roosevelt, veuve de l’ancien Président des Etats-Unis et René Cassin, un des pionniers de la France Libre qui deviendra vice-Président du Conseil d’Etat, membre du Conseil constitutionnel, mais surtout Prix Nobel de la Paix en 1968, la DUDH a eu d’emblée pour vocation de servir de modèle à toutes les Nations.

C’est d’ailleurs sur la requête introduite par les Etats-Unis contre la République Islamique d’Iran en 1979 après l’attaque de la mission américaine par des « militants » qui s’était soldée par la prise en otages d’une cinquantaine de citoyens américains que la Cour Internationale de Justice de l’ONU (CIJ) s’est prononcée par un arrêt du 24 mai 1980 en citant la DUDH. La Cour déclare en effet que « le fait de priver abusivement de leur liberté des êtres humains et de les soumettre dans des conditions pénibles à une contrainte physique est manifestement incompatible avec les principes de la Charte des Nations Unies et avec les droits fondamentaux énoncés dans la déclaration universelle des droits de l'homme» (arrêt, § 91), marquant ainsi la gravité des agissements en cause. La prise d’otages de personnels diplomatiques, pour la CIJ, n’était pas simplement une violation des conventions de Vienne sur les privilèges et immunités diplomatiques, mais la violation « des obligations imposées par le droit international général » (Arrêt § 62)[2].

Ayant été adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU à une forte majorité – 48 pour, 8 abstentions (URSS, cinq pays socialistes, Afrique du Sud et Arabie Saoudite)[3], la DUDH a suscité beaucoup d’espoir. Elle a été reprise par un certain nombre de Constitutions africaines et des Constitutions européennes (l’art. 16 § 2 de la Constitution de la République du Portugal du 2 avril 1976, l’art. 10 § 2 de la Constitution espagnole du 27 décembre 1978, ou encore l’art. 20 de la Constitution roumaine du 8 décembre 1991). Elle est aussi mentionnée dans le Préambule de Convention Interaméricaine des droits de l’homme du 22 novembre 1969.

La montée en puissance de régimes non démocratiques et la faiblesse de l’ONU a réduit son influence

La première brèche a été celle des divisions qui sont apparues entre les Etats de l’ONU sur la notion et la portée des droits fondamentaux. Au lieu de générer un seul traité, la DUDH a perdu son universalité. La dégradation rapide des relations internationales et notamment la guerre froide ouverte dès l’après-guerre entre l’URSS et les démocraties occidentales, rendaient peu envisageable l’élaboration d’un seul et unique texte de nature contraignante.

Pour concrétiser et compléter la DUDH, ce sont deux Pactes du 16 décembre 1966, entrés en vigueur en 1976, qui ont été adoptés le Pacte international sur les droits civils et politiques (PIDCP) et le Pacte international sur les droits  économiques, sociaux et culturels (PIDESC). Cette dichotomie résulte clairement de divergences politiques profondes entre les Etats.

Ainsi, le PIDCP n’a pas été ratifié par la Chine, Cuba, la Malaysie, Myanmar, Oman, l’Arabie Saoudite, Singapour, le Soudan, Les Emirats Arabes Unis, mais l’a été par l’URSS. Le PIDESC n’a pas été ratifié par Cuba, la Malaysie, l’Arabie Saoudite, Singapour, le Soudan, les Emirats Arabes Unis et les Etats-Unis. Et aucun texte n’est depuis lors venu faire la synthèse.

Les droits fondamentaux ont également perdu en universalité du fait de la montée en puissance de régimes non démocratiques et de l’incapacité de l’ONU à faire respecter ses propres principes.

Certes, lors de la première Conférence internationale sur les Droits de l’homme organisée à Téhéran, le 13 mai 1968, alors que le Chah d’Iran était au pouvoir, une « Proclamation » très engageante a été adoptée : elle « met clairement en valeur la portée de la Déclaration universelle, qui exprime la conception commune qu’ont les peuples du monde entier des droits inviolables inhérents à tous les membres de la famille humaine et constitue une obligation pour les membres de la communauté internationale » ; il est aussi solennellement affirmé par référence aux Pactes ONU de 1966 que « les autres conventions et déclarations adoptées, dans le domaine des Droits de l’homme […] ont établi des normes et des obligations auxquelles toutes les nations devraient se conformer ».

Mais cette profession de foi est restée largement lettre morte. Aussi, le statut de Rome ayant créé la Cour pénale internationale ne fait aucune référence à la DUDH qui semblait revenue peu ou prou à sa caractéristique d’origine de « Déclaration-manifeste ».

Le déclin de l’influence de la DUDH est aussi et surtout lié à la montée en puissance de régimes démocratiques dont les représentants sont membres du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Ce organe subsidiaire de l’Assemblée générale est censé examiner les violations des droits de l’homme portées à sa connaissance et faire des recommandations aux Etats reconnus coupables de ces violations. Obsédé par la posture anti-israélienne d’une partie de ses membres, cette instance multiplie plutôt de manière rituelle dans ses rapports les condamnations d’Israël, mais est beaucoup moins allante quand il s’agit de tancer des Etats qui se retournent contre leur population. Dernier exemple en date : il a fallu attendre fin novembre 2022 pour voir créer une « mission pour enquêter sur les violations présumées des droit de l’homme liés aux manifestations qui ont commencé le 16 septembre 2022 » dont depuis lors le Conseil des droits de l’homme de l’ONU s’est abstenu d’évoquer tout en ne répondant pas au violent déni du gouvernement iranien.

La DUDH comme norme de référence pour les entreprises dans le cadre de la RSE

Ce sont les ONG qui se sont donc avant tout attachées à revitaliser la DUDH en la promouvant comme norme de référence pour les entreprises dans le cadre de la RSE. Bien que ce texte s’adresse, comme il a été dit, aux Etats dont la défense des droits de l’homme et de la démocratie est la tache première, la DUDH a une force symbolique particulière du fait de sa qualification d’universelle.

Par ailleurs, certains droits affirmés dans la Déclaration doivent être mis en œuvre par les entreprises (et dans une certaine mesure par chaque individu) et non seulement par les Etats. Il en est ainsi par exemple de :

  • la non-discrimination « notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation» (article 2) ;
  • L’interdiction du travail forcé « nul ne sera tenu en esclavage, ni en servitude » (article 4) ;
  • Le droit de propriété « «1. Toute personne, aussi bien seule qu'en collectivité, a droit à la propriété. 2. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété» (article 17 ;
  • Le droit au travail et à une rémunération équitable et le droit de fonder et de s’affilier à des syndicats (article 24).

Mais pour les autres droits, ce sont aux Etats qu’il incombe de les protéger. C’est à la communauté internationale qu’il appartient de prendre pleinement ses responsabilités. C’est d’eux principalement que dépend le respect de la dignité et de la liberté de chaque membre de la famille humaine.

En guise de conclusion, il n’est pas certain que le transfert de textes de la soft Law qui n’ont pas été élaborés à l’intention des entreprises de la sphère étatique à celle de la RSE clarifie le départ indispensable, du point de vue tant éthique que juridique, entre ce qui incombe certainement à l’entreprise dans l’exercice de ses responsabilités sociétales, et ce qui incombe véritablement à la communauté internationale chargée de faire respecter les principes fondateurs – telle ceux énoncés dans la DUDH - dont elle s’est dotée.

Noëlle Lenoir, associée NLAV

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[1] https://www.oecd.org/fr/daf/inv/mne/2011102-fr.pdf

[2] Pour le reste, l’arrêt est décevant. La Cour affirme qu’elle « croit de son devoir d'attirer l'attention de la communauté internationale tout entière (...) sur le danger peut-être irréparable d'événements comme ceux qui [lui] sont soumis », « événements [qui sapent] à la base un édifice (...) dont la sauvegarde est essentielle (...) » (arrêt, § 92), mais n’en tire pas de conséquences sur les mesures de protection sur les missions et représentations diplomatiques et consulaires.

[3] L’ONU comportait alors 56 Etats.


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