Frédéric Cuif, avocat associé chez LX Avocats fait le point sur l'expropriation pour cause d'utilité publique.
L'expropriation pour cause d'utilité publique est une procédure au terme de laquelle une personne publique (État, collectivités territoriales) porte atteinte à votre droit de propriété en vous forçant à céder une partie ou la totalité d'un ou plusieurs de vos bien immobiliers à son profit, dans le but de réaliser des constructions ou des aménagements ayant une utilité publique. La procédure d'expropriation prévoit le paiement d’une indemnité au propriétaire exproprié qui doit être « juste et préalable ». La procédure comprend souvent deux temps : une première phase administrative préparatoire au cours de laquelle l’autorité publique doit démontrer l'utilité publique de son projet, et une seconde phase judiciaire, servant à garantir le transfert de propriété à la personne publique et le paiement de l'indemnité.
Ces procédures sont bien plus complexes qu'il n'y paraît. Explications.
Plantons le décor
On supposera ici que vous avez décidé d'acheter il y a 25 ans des terrains dans votre commune pour réaliser un investissement pour vos enfants. Mais 25 ans après, votre commune convoite vos terrains car ils se trouvent bien situés au regard de son développement (proches d'une zone d'habitation, d’une nouvelle zone commerciale, etc.)
La commune revoit donc son PLU et créé une zone d’aménagement concerté (ZAC), moyen le plus courant pour réaliser des opérations d’aménagement ou une zone d’aménagement différé (ZAD) qui délimite le périmètre de futures opérations d’aménagement pour lutter contre la spéculation foncière par le recours au droit de préemption. Lorsque cette zone inclut vos terrains, leur valeur s’en trouve gelée en pratique. La commune poursuit son projet d'aménagement, procède aux consultations publiques et après plusieurs années, vous vous retrouvez au stade où l'autorité publique vous signifie votre expropriation et vous propose une indemnité destinée à compenser la perte de vos biens immobiliers.
Le montant de l'offre financière de l'autorité publique est basée sur un prix au mètre carré de vos terrains, censé en refléter la valeur. Mais ce prix est bien souvent inférieur à ce qu’imaginent les expropriés qui se trouvent donc projetés dans de longues procédures judiciaires.
Les critères d'évaluation soumis au juge
Pour parvenir à une évaluation du prix des terrains juste et équitable, il faut préalablement procéder à la qualification des terrains expropriés. Le Code de l'expropriation définit ces critères d'évaluation à une « date de référence ». Il faut déterminer cette date, puis évaluer la consistance des terrains à cette date, la valeur étant déterminée par le juge quand il statue.
On examine donc le zonage des terrains dans le PLU (zones urbaines U, zone à urbaniser AU, zone agricole A, zone naturelle N, avec les sous-catégories correspondantes). Si vos terrains se situaient en zone 2AU, ils seraient donc dans une zone d'urbanisation future où ils ne seraient pas encore constructibles.
On examine ensuite les réseaux construits alentour et si les terrains se trouvent « en situation privilégiée ». L'appréciation ne s'arrête pas à leur seul usage effectif. Il s'agit de déterminer une valeur qui leur est propre et dans notre exemple d’un terrain situé en zone 2AU, il faut déterminer une valeur médiane entre celle d'un terrain constructible et celle d'un terrain agricole.
Les expropriés se défendent donc devant le tribunal en procédant à cet examen minutieux, pour convaincre que le prix fixé par l'autorité expropriante (évaluation réalisée à la date du jugement de première instance) n'est pas suffisant, compte tenu de la croissance économique de la zone, de l’importance de l'agglomération, du nombre d'habitants, du dynamisme du bassin d’emplois, etc.
L'administration, par l'intermédiaire du commissaire du gouvernement, défend le prix proposé en produisant des « termes de comparaison » correspondant aux ventes immobilières identiques réalisées alentour. Tout y est examiné : la nature du terrain (constructible ou non), l'existence d'une zone naturelle, un enclavement, la superficie, l'existence d'arbres remarquables, etc.
Les parties échangent des « conclusions » devant le juge, qui se déplace sur les lieux et rend son jugement. L’estimation de la valeur des terrains peut varier fortement. Dans le dernier dossier pour lequel j'ai été saisi, l'autorité expropriante proposait 11 €/m² alors que l'expropriée en demandait 66 €, soit un rapport de 1 à 6 !
Comme dans tout litige, il y a un gagnant et un perdant. Si le perdant est l'exproprié, il y a de grandes chances qu'il aille devant la Cour d'appel pour essayer de faire juger à nouveau son dossier.
Les recours contre le jugement d’expropriation
En cette matière, aucune procédure n’est simple.
Au stade de l'enquête publique, vous devez être accompagné par un avocat qui vous expliquera comment contrer l'administration. Devant le tribunal, l’avocat devient obligatoire ; c’est lui qui examinera les valeurs des terrains et cela demande du travail.
Devant la Cour d'appel, la procédure est encore plus complexe puisqu'il existe de nombreuses chausse-trappes procédurales : appel par voie électronique, forme des conclusions, règles de présentation des demandes… La Cour d'appel juge à nouveau l'affaire, en droit et en fait. On peut donc y discuter de toutes les erreurs commises par le tribunal : mauvaise date de référence, comparaisons imprécises, mauvaise analyse de la nature des terrains, etc. Elle rend alors un arrêt.
Un pourvoi en cassation est alors possible. Mais la Cour de cassation peut seulement à vérifier que la Cour d'appel a correctement appliqué la règle de droit, rien de plus. Il n’est donc plus possible de demander une meilleure indemnisation à ce stade. Elle rend un arrêt.
C’est à ce moment que vous avez épuisé tous les recours internes en France. Vous pouvez alors saisir la Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) pour présenter l'intégralité de vos demandes, en exposant pourquoi les juridictions françaises se sont trompées. Si devant cette Cour, la représentation par avocat n'est pas obligatoire, il ne faut pas se méprendre, la procédure est technique, ne serait-ce que pour passer le stade de la recevabilité.
Quelles règles devant la Cour Européenne des Droits de l'Homme ?
La forme de la requête est régie par l'article 47 du règlement de la CEDH. Les arguments doivent être résumés pour tenir dans des encadrés prévus sur le formulaire type doté d’un nombre de lettres maximum, ce qui oblige à respecter une forme précise sur l'exposé des fondements juridiques. D'expérience, cette procédure est un enfer de bureaucratie.
Sur le fond, l'une des difficultés les plus récurrentes est l'analyse de la valeur vénale des terrains au regard de la date de référence. Les textes rappellent que la valeur d'un terrain ne peut être fixée en fonction de sa valeur future ; il est donc théoriquement impossible de soutenir que les terrains, une fois bâtis, auront une valeur de 3000 €/m² et demander l'indemnité correspondante si, à la date de référence, votre terrain n'était pas bâti.
Mais les expropriés se trouvent parfois confrontés au fait, par exemple, que l'instauration d'un périmètre de ZAD a pour effet de geler la valeur des terrains s'y trouvant à la date de référence. Pendant plusieurs années donc, alors que le projet public se structure, la zone autour de vos terrains se construit avec les projets menés par l'autorité publique (par exemple, construction d'un hôpital, arrivée d'entreprises sur des terrains déjà vendus, assèchement des marais, détournement des cours d'eaux, etc.). C'est donc le prix qui est fixé à cette date "dans le passé", à des prix volontairement bas, qui ne tiennent pas compte de l'évolution du prix des terrains pendant le développement du projet. Et ce décalage peut poser un sérieux problème au regard de l'article 1 du Protocole n° 1 de la Convention Européenne des Droits de l'homme qui rappelle que « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens et que nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. »
La CEDH a prononcé à plusieurs reprises la violation de cet article. C'est le cas notamment lorsque l'aménagement d'utilité publique n'est pas construit 15 ans après l'expropriation, lorsque les biens constituaient l'outil de travail de l'exproprié ou lorsque l'aménagement n'a finalement pas l'utilité publique qui était la cause de l'expropriation. D'autres articles sont susceptibles de changer la physionomie juridique de votre dossier et la stratégie procédurale à adopter. Il faut cependant savoir que le nombre de requêtes retenues par la CEDH en cette matière depuis 1994 est seulement de 16 et seule la moitié d’entre elles ont conduit à l'affirmation d'une violation de l'article 1 du Protocole 1. C'est à votre avocat de savoir tirer parti de tous ces éléments.
Frédéric Cuif, avocat associé chez LX Avocats