Retour sur l’annulation de la mise en examen de la société Lafarge : le délit de mise en danger de la vie d’autrui suppose l’application de la loi française

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Par arrêt en date du 16 janvier 2024 (n°22-83.681), la chambre criminelle de la Cour de cassation a précisé la caractérisation du délit de mise en danger de la vie d’autrui prévu par l’article 223-1 du Code pénal. La question soulevée par le pourvoi était celle de savoir si ce délit peut être constitué alors que la loi française est écartée au profit d’une loi étrangère. La solution de la Cour de cassation a été directement appliquée dans l’affaire Lafarge.

Pour rappel, la société de droit français Lafarge avait construit une cimenterie en Syrie. Ce site était détenu et exploité par une de ses filiales, une société de droit syrien. Durant les années 2012 à 2015, la Syrie a été le territoire d’occupation de plusieurs groupes armées, en particulier le groupe terroriste « Etat Islamique ». La cimenterie n’a été intégralement évacuée qu’en septembre 2014, fondant le dépôt de plaintes de plusieurs associations ainsi que de travailleurs syriens. La société Lafarge a fait l’objet d’une mise en examen des chefs de complicité de crimes contre l’humanité et de mise en danger de la vie d’autrui. 

Elle a contesté ces deux qualifications. La Chambre de l’instruction a rejeté la requête de la société Lafarge sollicitant l’annulation de sa mise en examen. 

Par un arrêt du 16 janvier 2024, la Cour de cassation rejette le pourvoi de la société Lafarge sollicitant l’annulation de sa mise en examen du chef de complicité de crimes contre l’humanité. Ainsi, la société Lafarge demeure toujours mise en examen de ce chef.

En revanche, la Cour de cassation prononce la nullité de la mise en examen de la société Lafarge du chef de mise en danger de la vie d’autrui.

Cet arrêt est riche d’enseignements. 

Selon l’article 223-1 du Code pénal, la caractérisation du délit de mise en danger de la vie d’autrui suppose « la violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement ». La problématique dans le cas d’espèce résultait de la localisation des faits puisque les salariés de la cimenterie travaillaient en Syrie.

L’article 8 du règlement CE n°593/2008 du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux relations contractuelles détermine la loi applicable en matière de relations de travail. Plus particulièrement, il prévoit que le juge ne peut écarter la loi du pays d’accomplissement habituel du travail que lorsqu’il ressort de l’ensemble des circonstances qu’il existe un lien plus étroit entre ce contrat et un autre pays. 

La Cour de justice de l’Union Européenne a précisé les éléments significatifs de rattachement sur lesquels le juge peut caractériser ce lien plus étroit (CJUE, 12 septembre 2013, Anton Schlecker c/ Melitta Josefa Boedeker, aff. C-64/12). Le juge peut prendre en considération le pays où le salarié s’acquitte de ses impôts et taxes liés aux revenus de son activité, le pays où il est affilié à la sécurité sociale et aux différents régimes de retraite et d’assurance maladie ou encore les paramètres liés à la fixation du salaire.

Dans l’affaire Lafarge, le lieu habituel d’exécution du travail était la Syrie, puisque la cimenterie y était implantée. En principe, c’est donc la loi syrienne qui est applicable, sauf à démontrer l’existence d’un lien plus étroit avec un autre pays. C’est justement cette exception qui a été mobilisée par la Chambre de l’instruction pour prononcer le rejet de l’annulation de la mise en examen. Elle a considéré que ce lien plus étroit était caractérisé par l’immixtion permanente de la société Lafarge, maison-mère, dans la gestion économique et sociale de l’employeur, à savoir sa filiale de droit syrien.

La chambre criminelle de la Cour de cassation censure ce raisonnement. Elle affirme que la chambre de l’instruction « ne pouvait écarter l’application de la loi française au profit de la loi syrienne en se déterminant au regard de considérations relatives aux seules relations entre la maison-mère et sa filiale ». 

Les liens plus étroits dont la caractérisation est exigée par le règlement européen susvisé ne peuvent résulter de l’immixtion économique et sociale de la société Lafarge sur sa filiale de droit syrien. La Cour de cassation fait siens les critères développés par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union Européenne.

En conséquence, la loi syrienne est applicable. Dès lors, l’article 223-1 du Code pénal doit être interprété strictement : il ne peut être appliqué à un droit étranger.

La Cour de cassation décide donc de prononcer la nullité de la mise en examen de la société Lafarge du chef de mise en danger de la vie d’autrui, sans renvoi, celle-ci obtenant désormais le statut de témoin assisté.

Louis-René Penneau, associé en droit pénal au sein du cabinet Oratio