C'est au croisement des travaux d'intelligence économique (qui se sont développés en France à partir du rapport Martre de 1994) et de l'évolution des pratiques d'utilisation du droit par les entreprises et les instances publiques que se constitue la notion nouvelle d'intelligence juridique.
Par Bertrand Warusfel, Professeur à l'Université Lille 2
Suivant les approches retenues par les auteurs, sa définition peut être plus ou moins large. De mon point de vue, l'intelligence juridique s'entend de l'ensemble des techniques et des moyens permettant à un acteur - privé ou public - de connaître l'environnement juridique dont il est tributaire, d'en identifier et d'en anticiper les risques et les opportunités potentielles, d'agir sur son évolution et de disposer des informations et des droits nécessaires pour pouvoir mettre en œuvre les instruments juridiques aptes à réaliser ses objectifs stratégiques.
Comprise comme une dimension de l'intelligence économique, elle combine ainsi la prise en compte et l'exploitation de l'information juridique (par application du principe fondateur de l'intelligence économique, qui est le recueil et le traitement de l'information) avec l'utilisation stratégique des moyens du droit (telle qu'elle résulte des nouvelles pratiques juridiques des acteurs).
L'intelligence juridique est donc aussi une nouvelle approche que les praticiens du droit (et notamment les avocats) peuvent intégrer à leur métier pour mieux adapter la mise en œuvre de leurs compétences juridiques aux objectifs stratégiques de leurs clients.
L'exploitation des données juridiques au profit des pratiques d'intelligence économique
Dans l’activité de veille qui constitue la base de l’intelligence économique, la collecte des données juridiques peut être une source particulièrement importante. Connaître la réglementation applicable à une activité ou à un produit donné peut s’avérer capital pour prendre une décision d’investissement ou se livrer à l’évaluation d’un marché. Se tenir informé sur les projets législatifs en cours peut permettre d’anticiper une modification de l’environnement juridique et, le cas échéant, d'engager une stratégie d’influence. Identifier - et tenir à jour - l’inventaire des instruments juridiques (brevets, marques, structures sociales, ...) qu’utilise la concurrence ou, plus encore, suivre les contentieux dans lesquels elle est impliquée peut procurer un avantage certain.
Les bases de données juridiques ne sont donc pas seulement l'instrument de travail des juristes professionnels qui y recherchent les données nécessaires à leurs activités. Elles sont aussi un moyen unique de retracer une large part de la vie et des stratégies des entreprises et de suivre le contexte légal et réglementaire de leurs activités. La « veille juridique » est donc une première étape.
Mais l'exploitation de l'information juridique au service de la stratégie de l'entreprise peut également aller au-delà. Lorsqu'une entreprise surveille son environnement et les relations juridiques qu'elle entretient avec lui, elle peut détecter (pour peu qu'elle ait élaboré les grilles d'analyse nécessaires) des informations significatives. Lors de la négociation d'un contrat avec une autre entreprise, l'insistance que celle-ci pourra mettre à insérer telle clause de garantie ou de responsabilité ou à imposer telle obligation particulière renseignera sur ses desseins ou sur ses faiblesses.
A condition de disposer de conseils et de juristes rompus à ces exercices, cette intelligence du droit permet alors de mettre en œuvre ce que l'on appelle désormais des « stratégies juridiques ».
La mise en œuvre de stratégies juridiques efficaces par les entreprises
La notion de stratégie juridique est aujourd'hui bien identifiée et fait l'objet d'études tant par les juristes que les spécialistes de gestion (voir le récent ouvrage Stratégies juridiques des entreprises, sous la direction d'Antoine Masson, Editions Larcier, Bruxelles, 2009). Les entreprises privées recourent notamment aux instruments juridiques pour préserver ou renforcer leur présence sur le marché, pour gagner du temps ou pour déstabiliser les positions d'un concurrent.
Plus la loi du marché et la concurrence progressent, plus le recours au droit sous toutes ses formes (contrat, transaction, arbitrage, contentieux) devient un moyen de régulation de la compétition économique. On constate ainsi un développement rapide des différentes branches du droit économique (droit de la concurrence, de la consommation, de la propriété intellectuelle, .... ) et l’acteur le plus efficace devient celui qui dispose - à la fois - d’une connaissance approfondie de l’environnement juridique et de la capacité de l’utiliser à son profit. Certains parlent à ce sujet du développement de la « performance juridique ».
On peut simplement classer ces stratégies en fonction de l'instrument juridique employé, ce qui permet de distinguer notamment entre :
- les stratégies normatives, qui visent à rechercher l'édiction d'une règle qui soit favorable à ses intérêts (par le biais du lobbying notamment, ou de la participation à des travaux de normalisation) ;
- les stratégies de constitution des droits, qui visent à user d'un dispositif juridique pour établir et renforcer sa position juridique (notamment par le recours à des droits spécifiques, comme le droit des sociétés, le droit financier ou encore les droits de propriété intellectuelle ;
- les stratégies contractuelles, qui permettent l'exploitation des atouts juridiques de l'entreprise par le biais de la négociation de conventions avec d'autres opérateurs économiques ;
- les stratégies judiciaires, qui passent par le recours au contentieux pour obtenir un avantage juridique (reconnaissance de ses droits, réparation de son préjudice, neutralisation d'un concurrent, ...) ;
- et enfin - à la limite de l'abus de droit - les stratégies de dissuasion et d'instrumentalisation juridique, dans lesquelles la menace de l'emploi d'une arme juridique sert uniquement à instaurer un rapport de forces extra-juridique.
Stratégies juridiques publiques et concurrence normative
La prise de conscience de l'importance de ces stratégies juridiques a souvent été plus rapide parmi les entreprises privées que dans la sphère publique. Il est vrai que les personnes publiques ayant généralement vocation à être naturellement productrices de droit ne songeaient pas nécessairement à utiliser cet instrument pour satisfaire leurs propres intérêts.
En France, c'est l'approfondissement de la décentralisation à partir de 1982 qui a sans doute été un révélateur de la nécessité pour les personnes publiques de développer leurs propres stratégies juridiques, et l'on voit aujourd'hui des collectivités utiliser leurs compétences pour créer un environnement économique favorable à leurs projets politiques locaux (par le biais notamment du ciblage des dispositifs d'aide économique).
L'un des aspects des stratégies juridiques mises en œuvre par les Etats est identifié sous le nom de « concurrence normative ». Cette concurrence apparaît à chaque fois que plusieurs systèmes juridiques peuvent prétendre à encadrer une réalité économique ou sociale déterminée. Or, dans un marché de plus en plus ouvert et qui ne connaît presque plus de frontières, ces situations de mise en concurrence sont fréquentes. Elles imposent alors aux autorités concernées et à leurs autorités de régulation compétences (y compris les juridictions) d'adapter leurs instruments juridiques afin de rester attractif et d'éviter des délocalisations ou la pratique du « forum shopping ».
A la charnière entre les stratégies juridiques d'entreprises et leur capacité à influer sur le processus public de manière à alimenter la concurrence normative, se trouvent les pratiques de lobbying. Ces activités visent à exercer une influence favorable à leurs objectifs stratégiques sur les décisions normatives publiques.
Une intelligence juridique publique efficace devrait notamment se caractériser par sa capacité à organiser une coopération public-privé entre les entreprises qui développent leurs actions d'influence juridique et les initiatives publiques qui cherchent à arbitrer entre les différents intérêts privés, tout en faisant prévaloir certaines priorités qui améliorent globalement l'environnement juridique des entreprises locales. On pourra parler alors d'une « intelligence juridique collective ».
Comment développer l'intelligence juridique
Au niveau de chaque acteur, la mise en place d'une démarche d'intelligence juridique nécessite donc d'articuler plusieurs dispositifs :
- un dispositif de veille juridique, qui assure une surveillance permanente de l'environnement juridique ;
- une politique organisée de protection du capital immatériel et de constitution de droit de propriété intellectuelle ;
- la constitution d'un réseau de prestataires juridiques et de conseils spécialisés, qui accroît la capacité de détection des informations utiles, qui permet des interventions réactives et qui démultiplie la capacité d'action de l'entité concernée (au contentieux, mais aussi dans le cadre de négociations ou de réalisation de démarches administratives) ;
- l'association étroite de la fonction juridique au sein du dispositif de direction générale, qui garantie une interaction étroite entre les décisions stratégiques et la prise en compte de l'environnement juridique ;
- la mise en œuvre de moyens d'amélioration de l'efficacité des processus juridiques (audit juridique, utilisation de systèmes d'information dédiés, formation permanente des personnels, ...).
La réalisation d'un tel programme ne peut donc être à la charge des seuls professionnels de l'intelligence économique. Mais il ne peut pas non plus être entièrement mis en œuvre par les directions juridiques. Cela nécessite obligatoirement la mise en réseau de différents praticiens (juristes internes, conseils externes, praticiens de l'intelligence économique, ..).
Au niveau national, on peut penser qu'une clarification des conditions d'exercice des activités d'intelligence économique pourrait faciliter leur coopération efficace avec les professions du droit et les directions juridiques, en réduisant notamment les difficultés liées au respect des impératifs déontologiques propres à la fonction juridique.
Après beaucoup de débats et une tentative de rattacher purement et simplement les cabinets d'intelligence économique au statut des agents privés de recherche, les efforts de la Fédération des professionnels de l'intelligence économique (Fépie) et du responsable interministériel à l'intelligence économique ont abouti à un projet de texte qui devrait être définitivement voté dans le cadre de la prochaine loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (dite LOPPSI 2). Son article 20 prévoit de créer un statut spécifique pour les activités d'intelligence économique, distinct de celui des agences de recherche privées, et qui imposerait l'obtention d'un agrément ministériel préalable.
Ce texte définirait par ailleurs le champ d'activité de ces professionnels comme : « les activités privées de sécurité consistant dans la recherche et le traitement d'informations sur l'environnement économique, commercial, industriel ou financier d'une ou plusieurs personnes physiques ou morales, destinées soit à leur permettre de se protéger des risques pouvant menacer leur activité économique, leur patrimoine, leurs actifs immatériels ou leur réputation, soit à favoriser leur activité en influant sur l'évolution des affaires ou les décisions de personnes publiques ou privées ».
En soumettant ces praticiens à un minimum d'obligations statutaires (qui ne s'appliqueront pas aux professionnels du droit, couverts par leurs propres statuts), ce texte devrait faciliter leur capacité à coopérer avec les professions du droit dont les obligations déontologiques sont beaucoup plus sévères, notamment en ce qui concerne la protection du secret professionnel et la prohibition des situations de conflit d'intérêt.s Et cette coopération devrait permettre également de développer une pratique du traitement de l'information respectueuse des différentes limites que le droit met à cet exercice (propriété intellectuelle, protection des données personnelles, droit de la concurrence, préservation du secret des affaires, droit du travail, ...). Même lorsque l'on travaille sur des informations « ouvertes », les juristes savent que ce traitement n'est pas neutre et qu'il existe un droit de l'information à connaître et à respecter. Le développement d'une intelligence juridique efficace et reconnue est à ce prix.