Décryptage sur l’enjeu de la gouvernance salariale des entreprises, par Bruno Courtine, associé fondateur de Vaughan Avocats.
A l’heure où le nouveau gouvernement peaufine sa réforme de la participation en y distillant l’idée d’un dividende salarial, peut-on concevoir le partage de la valeur de l’entreprise sans y associer une participation plus active des salariés aux organes de direction ?
« Il faut désormais que, dans les entreprises, la participation directe du personnel au résultat, au capital et aux responsabilités devienne une des données de base de l’économie française ».
Cette déclaration ne sort pas du programme du Nouveau parti anticapitaliste, ni même de celui de Monsieur Jean-Luc Mélenchon, mais de la bouche même du Général de Gaulle qui, défendant ses ordonnances sur la participation, s’attirait au milieu des années 60 les foudres du patronat.
A l’heure où le nouveau gouvernement peaufine sa réforme de la participation en y distillant l’idée d’un dividende salarial, peut-on concevoir un partage de la valeur de l’entreprise sans une participation plus active des salariés aux organes de direction ?
Le préambule de la Constitution de 1946 rappelle que « tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises »
17 pays européens ont aujourd’hui admis une présence soutenue des salariés dans les organes de direction de l’entreprise et le capitalisme allemand a su démontrer que la codétermination était un facteur positif de son développement.
La France a avancé timidement dans cette voie en rendant possible l’accès des salariés à la gouvernance de l’entreprise par une succession de lois.
Plutôt ambitieuse, s’agissant des entreprises publiques, la Loi de démocratisation du secteur public de juillet 1983 a ouvert jusqu’à 1/3 des sièges au conseil d’administration à des représentants des salariés.
La Loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013 a introduit la présence de représentants des salariés au conseil d’administration ou conseil de surveillance dans les entreprises privées de plus de 5000 salariés en France. La Loi de 2015 pour le dialogue social et l’emploi a abaissé le seuil à 1000 salariés. Puis la Loi PACTE du 22 mai 2019 a élargi le dispositif en prévoyant la présence de 2 représentants des salariés dans les entreprises privées de plus de 1000 salariés en France et 5000 salariés dans le monde lorsque le conseil d’administration comprend plus de 8 membres contre 12 auparavant.
Ce nombre de représentants peut être augmenté via des représentants des salariés actionnaires.
Une telle tendance s’inscrit parfaitement dans les principes fondamentaux dictés par notre Constitution.
Aujourd’hui, l’introduction du concept de Dividende salarié interroge sur l’évolution possible de la gouvernance de l’entreprise et l’ouverture aux salariés des droits jusqu’à présent associés à la qualité de dirigeant et/ou d’actionnaire.
Il laisse entendre que le salarié pourrait, à l’instar de l’actionnaire, désormais bénéficier, au moins partiellement, d’un revenu supplémentaire basé sur la valeur de l’entreprise à laquelle il contribue et non plus se contenter d’une rémunération envisagée comme seule contrepartie de son travail.
Envisager le revenu salarié non plus comme la seule contrepartie d’un travail subordonné mais aussi sous l’angle d’un dividende, c’est accepter de le considérer comme participant aux risques de l’entreprise et cela légitime sa contribution aux décisions qui l’engagent.
Pour autant, peut-on réellement considérer qu’en parlant de « dividende salarié » comme le suggère Thibault Lanxade, ancien vice-président du MEDEF, les salariés, par le biais des administrateurs qui les représentent, pourront peser sur les décisions des dirigeants et les choix stratégiques de leur entreprise ?
Rien n’est moins sûr.
D’abord parce que cette notion de dividende salarial reste un produit fondamentalement marketing sans rapport avec la définition légale de dividende.
Selon Thibault Lanxade : « L’objectif est simple : il faut développer la participation dans les entreprises, c’est-à-dire la rétribution des salariés en fonction des résultats. En simplifiant les démarches et la fiscalité, l’idée serait d’obliger les entreprises – à partir de 11 salariés – à reverser un pourcentage de leur résultat net si elles veulent aussi pouvoir verser un dividende aux actionnaires. »
Selon Boris Manenti de l’Obs, il s’agit là d’un « moyen de rendre la participation obligatoire dans un grand nombre d’entreprises … et de réconcilier les Français avec la réussite des sociétés hexagonales, en sortant de la dénonciation récurrente des dividendes versés aux actionnaires ».
Le concept a fait des émules durant la campagne présidentielle, notamment chez Valérie Pécresse, ainsi qu’auprès d’Emmanuel Macron.
« Il faut que les salariés touchent aussi quelque chose ».
Si le Président de la République a conservé l’expression « dividende salarié », il en a revu la forme puisqu’il ne s’agira pas nécessairement du versement d’une participation mais plutôt l’occasion pour lui de promouvoir la prime Macron.
Mais en prenant le risque de qualifier ce dispositif de « dividende », le législateur s’expose, et c’est heureux, à voir les salariés exiger leur meilleure représentation dans les organes de direction de l’entreprise.
On ne peut, en effet, conditionner une rémunération, même supplémentaire, au partage du risque de l’entreprise sans exiger de cette dernière une participation plus active des salariés à ses processus décisionnels.
Comme le précisait Jean-Marc Vittori dans un article paru en 2017 : « dans la vision classique de l’entreprise, le partage est simple. Le salarié touche un salaire fixe et il risque de perdre son emploi si ça tourne vraiment mal. L’actionnaire touche un dividende variable, et donc assorti d’une prime de risque. Sauf que cette vision est devenue fausse. Nombre d’entreprises s’efforcent désormais de préserver les dividendes quitte à comprimer les effectifs. Les salariés portent désormais une part de risque ».
On peut compléter cette réflexion en reprenant les propos de Patrick Artus, économiste, qui préconise de :
« Associer les salariés à l’enrichissement des entreprises, pour éviter que les exigences de rentabilité élevée du capital ne conduisent seulement à ce que les salariés supportent de plus en plus le risque de l’entreprise ».
L’équation étant ainsi posée, il reste à savoir comment associer les salariés au processus décisionnel des entreprises. Ces derniers disposent-ils dès aujourd’hui d’un véritable pouvoir de décision, d’influence ou tout au plus de consultation ?
Pour Rensis Likert et Franck Heller, il convient tout d’abord de définir comment les interactions se créent dans les organes de direction pour parvenir à une décision.
Ils identifient cinq modalités de prise de décision :
- La décision est prise par le seul dirigeant.
- Le dirigeant informe de la décision prise unilatéralement.
- Une consultation préalable est mise en place, la décision finale relevant du seul ressort du dirigeant.
- La décision est le résultat entre dirigeants et subordonnés où chacun porte un poids égal dans la détermination du résultat final de la décision.
- Le dirigeant délègue la décision aux subordonnés.
C’est autour de ces questions de contribution au processus décisionnel que se trouve l’enjeu.
Dans une étude récente du 22 février 2022, la fondation Jean Jaurès s’est penchée sur le partage de la gouvernance de demain.
Cette étude, basée notamment sur les travaux menés par les administrateurs salariés des groupes Veolia et Suez à l’occasion de l’OPA de Veolia sur son homologue, montre que si les administrateurs salariés des 2 groupes ont pu prendre part aux débats internes qui ont entouré l’opération, ces derniers ont le sentiment d’avoir finalement été cantonnés à un rôle de consultation plutôt que d’influence ou de participation à la prise de décision.
Trop peu nombreux, les administrateurs salariés ne peuvent véritablement peser sur les décisions !
En outre, le conseil d’administration s’apparente en réalité à une simple chambre d’enregistrement, les débats ayant lieu dans d’autres instances, comités et commissions auxquels les représentants des salariés ne sont pas nécessairement associés.
Il serait souhaitable d’en finir avec l’idée selon laquelle les conseils d’administration ne représenteraient que les actionnaires et que l’administrateur salarié serait un mal nécessaire, une case que l’on coche dans le long parcours de développement de la démocratie sociale dans l’entreprise, alors que le véritable centre de décision se trouve ailleurs.
De nombreux sujets restent encore non traités.
- Le besoin de clarifier le mandat et la légitimité des administrateurs salariés auprès du corps social de l’entreprise
- Les moyens dont ils doivent disposer
- Une meilleure gestion de leurs obligations de confidentialité pour ne pas les enfermer dans leur tour d’ivoire…
Tout l’enjeu sera de faire évoluer ce statut pour permettre à l’administrateur salarié de n’être cantonné ni à un rôle de revendication – ce rôle revenant aux organisations syndicales, ni à un rôle simplement informatif comme celui des représentants du CSE au Conseil d’administration - ni à celui de béni-oui-oui de la direction.
Quelle part de pouvoir le législateur, les actionnaires et les dirigeants sont-ils réellement disposés à concéder aux administrateurs salariés ?
Alain Supiot rappelle de son côté que « l’on ne répondra pas aux défis sociaux et écologiques sans permettre aux travailleurs de peser sur ce qu’ils font et la façon dont ils le font ».
Dividende salarié ou non : la révolution environnementale en marche et son impact sur les organisations ne se fera que si l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise sont associées au processus de décision et si, dans les transformations qui s’annoncent, les administrateurs salariés peuvent prendre une part centrale.
Bruno Courtine, associé fondateur de Vaughan Avocats