Charlie Hebdo - 07/01/2015 - Liberté d’expression face au droit au respect des convictions religieuses : atteinte au droit à la vie

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Sonia Ben MansourSonia Ben Mansour revient sur la liberté d’expression face au droit au respect des convictions religieuses à la lumière de l'attentat perpétré contre le journal Charlie Hebdo.

Suite à une attaque armée au siège de Charlie Hebdo situé dans le XIème arrondissement de Paris douze personnes sont mortes : les dessinateurs Cabu, Wolinski, Tignous, Charb, également directeur de publication, Philippe Honoré, Bernard Maris, Elsa Cayat, psychanalyste et chroniqueuse, Mustapha Ourad, correcteur, deux policiers, Ahmed Merabet et Frank Brinsolaro, Frédéric Boisseau, agent de maintenance , ainsi que Michel Renaud, invité de la rédaction et fondateur du festival Rendez-vous du carnet de voyage. Des hommes ont fait usage d’armes automatiques pour tuer les personnes réunies à l’intérieur des locaux de Charlie Hebdo. 

Charlie Hebdo avait suscité la polémique en 2006 en reproduisant les douze caricatures du Prophète Mohamed publié par le journal danois Jyllands Posten.

Le débat portait essentiellement sur la nécessité ou non de restreindre la liberté d’expression afin de respecter les convictions religieuses de chacun. Certaines personnes de confession musulmane pouvaient penser qu’ "au-delà de leur caractère satirique et outrancier, ces excès de « caricature » deven(aient)socialement inacceptables car ils atteign(aient) des personnes ou des groupes dans leur honneur, leur considération et leur dignité et constitu(aient) des ferments de désordres"(1).

Des organisations musulmanes (dont l’Union des organisations islamiques de France) avaient saisi les tribunaux sur le fondement de l’injure envers un groupe de personnes en raison de leurs appartenances religieuses(2). Dans une décision rendue par le Tribunal de grande instance le 22 mars 2007(3) les juges n’ont pas condamné le journal Charlie Hebdo, la liberté d’expression l’emporta.

"La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme" (article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme) soumis à certaines restrictions prévues par la loi et destinées notamment à la protection de la réputation ou des droits d’autrui comme le droit au respect des croyances (article 1 de la Constitution de 1958(4)).

Dans les années 80-90, les affaires "Ave Maria"(5) et la "Dernière tentation du Christ"(6) le juge avait décidé de restreindre la liberté d’expression face au droit au respect des croyances. Le droit et la société ont évolué face au recul de la religion et les juges finirent par faire reculer le droit au respect des croyances en faveur de la liberté d’expression (une illustration avec l’affaire "La Cène" (7) où une publicité commerciale inspirée du tableau La Cène de Léonard de Vinci heurtait la sensibilité de certains catholiques, notamment l’association Croyances et Libertés). Cependant, des croyants ont continué à se sentir heurter dans leurs convictions religieuses. On se souviendra qu’en 2011 des ultra-catholiques avaient manifesté pour protester contre la pièce de théâtre Golgota Picni ou la réprobation de personnes de confession musulmane vis-à-vis du film Innocence des musulmans sorti en 2012.

Depuis 2006 de nouvelles caricatures ont été publiées par Charlie Hebdo, certains français de confession musulmane, peut-on croire en manque de reconnaissance n’ont pas réussi à n’y voir que de l’humour. En 2011, un incident criminel aboutissait à renforcer la protection policière du journal.

Liberté d’expression V. droit au respect des croyances, quand est-ce que la liberté d’expression doit l’emporter ? Pierre Desproges disait "On peut rire de tout, … " et surtout avec Charlie Hebdo, journal satirique qui raille toutes les religions et tous les politiques. Charlie Hebdo ne faisait qu’exprimer un point de vue critique sur ceux qui au nom de l’islam commettent des actes terroristes.

" …. Mais pas avec n’importe qui", ainsi on se souviendra de la couverture du journal Minute, journal d’extrême droite qui publia en 2013 en couverture "Maligne comme un singe Taubira retrouve la banane", comparant Christiane Taubira, garde des sceaux, à un singe et qui a été condamné par le tribunal correctionnel de Paris.

Seulement, de nos jours peut-on vraiment rire de tout ? La marge d'appréciation dans les restrictions à apporter à la liberté d’expression est réservée au juge au cas par cas, une casuistique laissant un vide législatif pesant. De nos jours, Pierre Desproges aurait-il pu prospérer sans être censuré ?

Courageux, les dessinateurs de Charlie Hebdo sont morts cette semaine préférant "mourir debout que vivre à genoux" (8) pour vivre et défendre la liberté d’expression.

Sonia Ben Mansour
Juriste titulaire du Certificat d’Aptitude à la Profession d’Avocat
Doctorante à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

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NOTES

1. Francillon J., Caricatures de Mahomet : une décision équilibrée, RSC 2007, page 564
2. Article 33 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881
3. TGI de Paris 17ème chambre, 22 mars 2007 : "un débat public d'intérêt général né au sujet des musulmans qui commettent des agissements criminels en se revendiquant de cette religion », ce dessin, « en dépit (de son) caractère choquant, voire blessant (...), pour la sensibilité des musulmans (...) ne constitue dès lors pas une injure justifiant, dans une société démocratique, une limitation du libre exercice du droit d'expression". Confirmé par Cour d’appel de Paris, 12 mars 2008
4. "La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée"
5. TGI Paris 23 oct. 1984, D. 1985. 31 : l'affiche du film représentait une jeune femme sur une croix, poignets et chevilles attachés et exhibant sa poitrine dénudée.
6. Civ. 1re, 29 oct. 1990, Bull. civ. I, n° 226 : les juges du fond ont exigé la mention que le film "n'est pas une adaptation des Evangiles"
7. Civ.1ère, 14 novembre 2006, 05-15822 05-16001 "Qu'en retenant ainsi l'existence d'un trouble manifestement illicite, quand la seule parodie de la forme donnée à la représentation de la Cène qui n'avait pas pour objectif d'outrager les fidèles de confession catholique, ni de les atteindre dans leur considération en raison de leur obédience, ne constitue pas l'injure, attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse, la cour d'appel a violé les textes susvisés"
8. Dessinateur Charb


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