Cécile Grignon, Avocate associée chez ENOR Avocats, commente l'arrêt de principe du 19 octobre 2021 publié au bulletin de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans le cadre d'une affaire qui les a occupées en droit pénal du travail, révolutionnant la pratique des procès-verbaux des inspecteurs du travail.
Par un arrêt de principe du 19 octobre 2021 publié au bulletin[1], la Chambre criminelle de la Cour de cassation admet que le non-respect des règles entourant l’établissement d’un procès-verbal de l’Inspection du travail puisse alimenter utilement une exception de nullité, en reconnaissant que l’inobservation de cette formalité fait nécessairement grief à la personne visée.
I. A l’origine de l’arrêt, l’accident grave d’un salarié et l’intervention de l’Inspection du travail donnant lieu à l’établissement d’un procès-verbal d’infraction
Le 2 mai 2016, sur le site d’une entreprise de récupération et recyclage de métaux, un salarié est gravement blessé par une chargeuse-pelleteuse alors qu’il circulait à pied, blessures qui imposeront l’amputation des deux jambes. L’Inspection du travail se rend sur les lieux le lendemain et dresse un procès-verbal d’infraction le 30 août 2017, soit seize mois plus tard, retenant un manquement aux prescriptions de l’article R. 4224-3 du Code du travail en matière d’aménagement des lieux de travail[2].
Ce procès-verbal est transmis au Parquet qui prend l’initiative d’auditionner le Directeur général de la Société avant d’engager des poursuites : le Directeur général de la Société, en son nom personnel, et la personne morale, sont renvoyés devant le Tribunal correctionnel pour infraction à la règlementation en matière d’hygiène et sécurité des travailleurs.
Devant le Tribunal correctionnel, la Société soulève une exception de nullité dirigée contre le procès-verbal de l’Inspection du travail en raison du défaut de mise en demeure préalable.
Le Tribunal rejette l’exception de nullité, considérant que l’obligation de mise en demeure préalable ne s’appliquait pas en cas d’intervention de l’Inspecteur du travail à la suite d’un accident du travail.
Le Tribunal a toutefois relaxé la Société sur le fond. Le Procureur de la République interjette appel de ce jugement et l’affaire est portée devant la 9ème Chambre correctionnelle de la Cour d’appel de Versailles.
La Cour d’appel rejette à son tour l’exception de nullité dirigée contre le procès-verbal de l’Inspection du travail, estimant que « le tribunal a fait une juste appréciation en rejetant cette exception de nullité, le déplacement ayant été suscité par l’accident, qui a donné lieu à des investigations dans ce cadre, qui ont in fine donné lieu à la seule poursuite ci-dessous visée ».
La Cour ajoute qu’aucun grief ne saurait par ailleurs être allégué, considérant que la Société n’avait pas régularisé le manquement avant la rédaction du procès-verbal.
Sur le fond, la Cour a retenu que le manquement aux dispositions de l’article R. 4224-3 du Code du travail était établi et a condamné la Société au paiement d’une amende de 10.000 euros.
La Société a formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt, sur le fondement de trois moyens :
- Devant la Cour d’appel, la parole n’avait pas été donnée en dernier à la Société prévenue, comme le prévoit l’article 460 du Code de procédure pénale, mais à son assureur ;
- La Cour d’appel n’avait pas justement appliqué les dispositions du Code du travail pour rejeter l’exception de nullité soulevée à l’encontre du procès-verbal de l’Inspection du travail ;
- Sur le fond, la Cour avait commis une erreur de droit dans l’application des dispositions de l’article R. 4224-3 du Code du travail.
La Chambre Criminelle écarte le premier moyen de cassation, estimant qu’aucune atteinte n’a été portée aux intérêts de la société prévenue. Elle censure néanmoins l’arrêt de la Cour d’appel de Versailles sur le second moyen, et c’est là tout l’apport de l’arrêt.
II. L’inobservation des garanties entourant l’établissement d’un procès-verbal de l’Inspection du travail fait nécessairement grief au prévenu
L’arrêt du 19 octobre 2021 est rendu au visa des articles L. 4721-4 et L. 4721-5 du Code du travail.
L’article L. 4721-4 du Code du travail pose le principe selon lequel « Lorsque cette procédure est prévue, les agents de contrôle de l'inspection du travail mentionnés à l'article L. 8112-1, avant de dresser procès-verbal, mettent l'employeur en demeure de se conformer aux prescriptions des décrets mentionnés aux articles L. 4111-6 et L. 4321-4. ».
La formalité tirée de la mise en demeure préalable du contrevenant est ainsi prévue s’agissant de manquements relevés à certaines dispositions du Code du travail limitativement énumérées à l’article R. 4721-5 du même Code.
L’article R. 4224-3 du Code du travail, relatif aux caractéristiques des lieux de travail, fondement des poursuites sur le fond, fait partie des dispositions pour lesquelles une mise en demeure préalable est prévue et le délai de mise en conformité est fixé à 8 jours.
L’article L. 4721-5 du Code du travail apparaît comme une dérogation au principe posé à l’article L. 4721-4 du Code du travail puisqu’il prévoit que « Par dérogation aux dispositions de l'article L. 4721-4, les agents de contrôle de l'inspection du travail mentionnés à l'article L. 8112-1 sont autorisés à dresser immédiatement procès-verbal, sans mise en demeure préalable, lorsque les faits qu'ils constatent présentent un danger grave ou imminent pour l'intégrité physique des travailleurs. ».
Pour statuer sur l’exception de nullité du procès-verbal de l’Inspection du travail, il fallait répondre à deux questions :
- La formalité d’une mise en demeure préalable était-elle applicable en l’espèce ou nous trouvions-nous dans le cas de la dérogation visée à l’article L 4721-5 du Code du travail supposant un procès-verbal établi immédiatement face à un danger grave ou imminent ? (A).
- Si la formalité était applicable, son non-respect fait-il grief au sens de l’article 802 du Code de procédure pénale pour justifier qu’il soit fait droit à l’exception de nullité ? (B).
Il convient de souligner – à titre liminaire – que la solution aurait été différente si d’autres infractions avaient été relevées par l’agent de contrôle de l’Inspection du travail dans son procès-verbal, puisque l’obligation de mise en demeure préalable n’étant alors pas applicable.
En effet, la Chambre Criminelle de la Cour de cassation avait déjà jugé, dans un arrêt du 15 novembre 2016, : « que, toutefois, le procès-verbal numéro 10 066 dont la nullité est invoquée a été établi, non pas dans le but de relever l'infraction spécifique ci-dessus visée, mais à la suite d'un accident mortel du travail dans le cadre duquel le contrôleur, après analyse des circonstances de l'accident, a relevé divers manquements à l'encontre de l'employeur ; que, dès lors, ce procès-verbal n'encourt aucune nullité au prétexte que l'infraction ainsi relevée n'a pas fait l'objet d'une mise en demeure préalable ; que ce défaut de mise en demeure fait seulement obstacle à ce que des poursuites distinctes soient engagées du chef de cette infraction »[3].
Si la Chambre criminelle avait alors validé le raisonnement conduisant au rejet de l’exception de nullité dirigée contre le procès-verbal de l’Inspection du travail dans ce dernier arrêt, elle avait néanmoins ouvert une brèche à de futures contestations de procès-verbaux lorsque des poursuites distinctes sont engagées du seul chef d’une infraction pour laquelle le Code du travail prévoit une mise en demeure préalable.
La Société prévenue a exploité cette brèche puisqu’en l’espèce, les conditions semblaient réunies pour que le moyen prospère.
A. Le cadre de la mise en demeure préalable à l’établissement d’un procès-verbal d’infraction par l’Inspection du travail
Si la règle posée à l’article L. 4721-4 du Code du travail paraît assez claire en son principe et dans sa mise en œuvre en l’espèce, la question qui se posait était celle de savoir si le procès-verbal contesté pouvait se fonder sur les dispositions dérogatoires visées à l’article L. 4721-5 du même Code.
Mais l’article L. 4721-5 impose l’immédiateté de la rédaction du procès-verbal : à cet égard, la Chambre Criminelle a retenu à juste titre que le procès-verbal n’avait été dressé que le 30 août 2017, soit plus de seize mois après l’accident. Dans ces conditions, le procès-verbal n’ayant pas été établi immédiatement, c’est-à-dire dès constatation des faits, « il devait être précédé d’une mise en demeure préalable ».
La Société avait également soulevé que le procès-verbal ne visait nullement un quelconque « danger grave ou imminent pour l’intégrité physique des travailleurs », circonstance qui justifiait encore que soit écartée les dispositions dérogatoires de l’article L. 4721-5.
En effet, ce dernier article prévoit expressément que « Le procès-verbal précise les circonstances de fait et les dispositions légales applicables à l'espèce.
B. Le grief résultant de l’inobservation de cette formalité
L’un des apports majeurs de l’arrêt réside dans l’appréciation du grief résultant de l’inobservation de la formalité de mise en demeure préalable.
En effet, alors que les juges du fond s’étaient livrés à une appréciation in concreto de l’existence d’un grief en estimant qu’en l’espèce, la Société avait eu le temps de se mettre en conformité et que donc, le respect de cette formalité n’aurait rien changé pour elle, la Cour de cassation retient pour sa part une appréciation in abstracto du grief eu égard à l’objet même de cette formalité qui devient alors, ce faisant, une formalité substantielle.
Ainsi, la Cour retient que « l’inobservation de cette formalité, dont l’objet est de permettre au contrevenant de se mettre en conformité avant toute poursuite, lui fait nécessairement grief ».
C’est du fait de l’objet même de la formalité, et donc indépendamment des faits de l’espèce, que son inobservation fait nécessairement grief.
III. Un arrêt de principe et une solution inédite qui ouvre la voie à la possibilité de contester un procès-verbal de l’Inspection du travail
Au-delà des faits de l’espèce, la portée de cet arrêt apparaît considérable en droit pénal du travail.
En effet, dans ce contentieux pénal spécial, les procès-verbaux de l’Inspection du travail apparaissent comme pourvus d’une force probante extraordinaire puisqu’en vertu des dispositions de l’article L. 8113-7 du Code du travail « Les agents de contrôle de l'inspection du travail mentionnés à l'article L. 8112-1 et les fonctionnaires de contrôle assimilés constatent les infractions par des procès-verbaux qui font foi jusqu'à preuve du contraire ».
Pourtant, et malgré l’importance probatoire d’un tel acte, contrairement à de nombreux actes de la procédure pénale, les juges du fond ont toujours rejeté, jusqu’alors, les moyens de nullité dirigés contre un procès-verbal de l’Inspection du travail.
Ceci alors qu’il s’agit d’actes qui ne sont entourés que de très peu de garanties – pour ne pas dire d’aucune garantie – du point de vue des droits de la défense : en effet, les agents de contrôle de l’Inspection du travail disposent de pouvoirs d’enquête très larges (auditions des salariés, constatations sur place, accès aux documents de l’entreprise, etc.) mais ne sont pas tenus de communiquer contradictoirement toutes les sources de leurs constatations. Malgré cela, les procès-verbaux de l’Inspection du travail sont difficilement contestables.
L’arrêt de la Chambre Criminelle du 19 octobre 2021 ouvre désormais la voie à la possibilité de contester un procès-verbal de l’Inspection du travail sous l’angle de son formalisme et s’il est annulé, c’est alors toute la poursuite qui s’en trouve fortement compromise.
De par la solution retenue par la Chambre Criminelle, les procès-verbaux de l’Inspection du travail commencent, enfin, à être appréhendés comme tout acte de procédure pénale, et donc soumis au contrôle du juge. Il faut espérer qu’à l’avenir, le législateur et la jurisprudence se montrent toujours plus sensibles à faire entrer les droits de la défense au stade de l’enquête de l’Inspection du travail.
La possibilité ouverte aux Inspecteurs du travail depuis la loi n°2016-731 du 3 juin 2016 de procéder à des auditions libres, selon le régime des auditions libres de droit commun encadrées des garanties visées à l’article 61-1 du Code de procédure pénale, allait déjà dans ce sens. Une nouvelle étape vient d’être franchie.
Cécile Grignon, Avocate associée chez ENOR Avocats.
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[1] Cass. Crim. 19 octobre 2021 n°21-80.146
[2] « Les lieux de travail intérieurs et extérieurs sont aménagés de telle façon que la circulation des piétons et des véhicules puisse se faire de manière sûre. »
[3] Cass. Crim. 15 novembre 2016, n°15-84509