Articuler les prérogatives de l’autorité judiciaire et le contrôle parlementaire : A propos de la création d’une commission d’enquête sur la gestion du « Fonds Marianne »

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Le 4 mai dernier, le Parquet national financier (PNF) a annoncé l’ouverture d’une information judiciaire pour « détournement de fonds publics par négligence », « abus de confiance » et « prise illégale d’intérêt » dans le cadre de la gestion du « Fonds Marianne ». Six jours plus tard, le Sénat accepte d’attribuer à la commission des Finances les pouvoirs d’une commission d’enquête parlementaire, à la suite d’une initiative du groupe socialiste. Comment vont s’articuler les deux procédures ? Pour Philippe Blachèr, « il n’y a aucun doute que les élus veilleront, tout au long des travaux, à ne pas empiéter sur des aspects relevant de la compétence exclusive des juges », l’objectif étant de « mettre en lumière d’éventuels dysfonctionnements dans la gestion des fonds publics. ». 
Cet article est proposé par le Club des Juristes.

Qu’est-ce que le « Fonds Marianne » ? Pourquoi parle-t-on de « soupçons » à son égard ?

Le « Fonds Marianne » est une enveloppe budgétaire, d’un peu plus de deux millions d’euros, débloquée par le Ministère de l’intérieur quelques mois après l’assassinat de Samuel Paty (le 16 octobre 2020) afin de lutter contre la radicalisation et de produire un contre-discours vantant les « valeurs de la République ». Porté par la ministre déléguée à la citoyenneté, Marlène Schiappa, ce « Fonds Marianne » a été distribué au printemps 2021, à la suite d’une procédure d’appel et de sélection expresse, à 17 structures associatives.

Fin mars-début avril 2023, des enquêtes journalistiques, menées par la rédaction de France 2 et l’hebdomadaire Marianne, puis par Mediapart, ont révélé des zones d’ombre dans la répartition et l’utilisation de ces fonds publics. Plusieurs questions, de nature différente, se posent. Dans quelles conditions et selon quels critères se sont déroulés les processus de sélection des associations bénéficiaires ? Quel rôle les trois membres du cabinet de la ministre, présents au sein du comité de sélection à parité avec des représentants du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), ont-ils joué dans le choix des associations sélectionnées ? Comment expliquer la répartition inégalitaire du « Fonds Marianne », deux associations se partageant quelque 700 000 euros ? Comment justifier que certaines subventions aient été utilisées par une association pour diffuser des contenus politiques en période électorale contre des opposants politiques à Emmanuel Macron ?

Parmi les associations bénéficiaires, l’USEPPM (Union des sociétés d’éducation physique et de préparation au service militaire) focalise l’attention des médias, des pouvoirs publics et de ses nouveaux dirigeants. Les journalistes ont mis en évidence l’écart entre les sommes perçues (355 000 euros) et le maigre bilan des réalisations effectuées. En interne, les nouveaux dirigeants ont procédé à un signalement à la justice à propos des versements d’une partie des fonds publics aux anciens dirigeants de l’association. À la suite de ces révélations, la secrétaire d’État Sonia Backès a diligenté une enquête de l’Inspection générale de l’administration (IGA) pour faire la lumière sur la gestion du fonds lancé par sa prédécesseure. Et le patron du CIPDR, Christian Gravel, a annoncé avoir effectué un signalement au parquet de Paris.

Une autre association, Reconstruire le commun, qui a reçu la deuxième dotation la plus importante, fait également l’objet d’une attention particulière. Créée quelques jours seulement avant l’appel à candidature, cette structure, sans bilan, a été retenue en bénéficiant d’une subvention de 300 000 euros. Or ces fonds publics auraient été employés pour discréditer certains élus pendant la dernière campagne présidentielle, ciblant notamment Anne Hidalgo et Jean-Luc Mélenchon. La Maire de Paris et Mathide Panot, présidente du groupe La France insoumise (LFI) à l’Assemblée nationale, ont procédé, à la suite de ces révélations, à un signalement à la justice sur ces faits sur la base de l’article 40 du code de procédure pénale. En parallèle, plusieurs parlementaires des groupes d’opposition ont sollicité la création d’une commission d’enquête parlementaire.

L’ouverture d’une information judiciaire par le PNF empêche-t-elle la tenue d’une commission d’enquête parlementaire ?

L’ordonnance organique du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires rappelle que les commissions d’enquête « peuvent être éventuellement créées… pour recueillir des éléments d’information sur des faits déterminés et soumettre leurs conclusions à l’assemblée qui les a créées » (art.6). Mais ce texte vient immédiatement circonscrire le périmètre du contrôle en précisant « qu’il ne peut être créé de commission d’enquête lorsque les faits ont donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours ». Cette interdiction, qui se fonde sur le principe de la séparation des pouvoirs, vise à protéger l’indépendance de l’autorité judiciaire proclamée par l’article 64 de la Constitution. Elle signifie très concrètement que les parlementaires n’ont pas le droit de s’immiscer dans le fonctionnement de la justice, qu’ils ne peuvent pas enquêter sur les mêmes faits.

Ces considérations n’empêchent pas, en pratique, une articulation souple entre les investigations des parlementaires et celles des juges. Plusieurs exemples démontrent que des commissions d’enquête ont pu se constituer parallèlement au déclenchement de poursuites judiciaires. Tel fut par exemple le cas dans l’affaire Cahuzac en 2013. Une commission d’enquête parlementaire relative au fonctionnement de l’action du gouvernement et des services de l’Etat entre le 4 décembre 2012 et le 2 avril 2013 dans la gestion d’une affaire qui a conduit à la démission d’un membre du gouvernement s’est mise en place à l’Assemblée nationale le 24 avril 2013 alors que dès le 19 mars de la même année une information judiciaire pour « blanchiment de fraude fiscale » était ouverte à l’encontre de l’ancien ministre du budget, Jérôme Cahuzac, et que le 2 avril ce dernier était mis en examen. En 2018 et 2019, la commission des lois du Sénat dotée des prérogatives d’enquête a auditionné Alexandre Benalla et Vincent Crase, poursuivis par ailleurs dans le cadre d’enquêtes judiciaires. Le rapport d’information insiste sur la coexistence entre les deux procédures, parlementaire et judiciaire. « Le contexte parlementaire et les poursuites pénales sont en effet deux missions constitutionnelles distinctes, complémentaires et non concurrentes, qui, même quand elles portent sur des faits connexes, ne sont pas de même nature et n’ont pas le même objet : d’un côté, la recherche et la sanction d’infractions pénales, de l’autre, le contrôle du fonctionnement de l’État. » (Sénat, Rapport d’information n°234, tome I, 20 février 2019, p.109). Plus récemment, la commission d’enquête de l’Assemblée nationale chargée de faire la lumière sur l’assassinat d’Yvan Colonna s’est constituée le 23 novembre 2022 alors même que le parquet national antiterroriste avait ouvert une information judiciaire le 22 mars 2022. Dans le rapport tendant à la création de la commission d’enquête, il est précisé que « la commission devra veiller, tout au long de ses travaux, à ne pas faire porter ses investigations sur des questions relevant de la compétence exclusive de l’autorité judiciaire » (Assemblée nationale, rapport n°516, p.7).

Quel est le rôle de la Commission d’enquête parlementaire ? 

La terminologie ne doit pas tromper. Une commission d’enquête n’est pas comparable à un tribunal parlementaire. Elle ne prononce aucune sanction. Et en dépit des moyens qui lui sont reconnus (les membres d’une commission sont habilités à enquêter « sur pièces et sur place » à l’instar d’un magistrat instructeur), de l’obligation pour les personnes convoquées de se présenter pour être auditionnées, et des sanctions pénales infligées en cas de faux témoignage (jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amendes), la commission d’enquête procède à des investigations, elle auditionne et elle rédige un rapport.

Dans le cas d’espèce, les parlementaires s’intéresseront, principalement, aux chaînes de décisions qui ont conduit à sélectionner les structures bénéficiaires du « Fonds Marianne », aux usages que les associations ont fait des fonds publics distribués et aux modalités de contrôle de la bonne exécution des conventions. Ces sujets se distinguent clairement des faits visés par le PNF. Et il n’y a aucun doute que les élus veilleront, tout au long des travaux qui seront brefs (un mois et demi), à ne pas empiéter sur des aspects relevant de la compétence exclusive des juges. L’objectif poursuivi est de mettre en lumière d’éventuels dysfonctionnements dans la gestion des fonds publics. Les parlementaires inscrivent bien leur mission dans la fonction de contrôle énoncé par l’article 24 de la Constitution.

Philippe Blachèr – Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3 – Directeur du Centre de Droit Constitutionnel de Lyon

Cet article provient du Blog du Club des Juristes


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