Comme la rose au Petit Prince, la charia, qui se prononce en arabe ʃariːʔˤaː ou bien à la française ʃaria, et que l’on écrit aussi parfois chari’a, semble avec le temps et l’attention plus familière aux juristes d’ici. Est-elle complètement maîtrisée ? Sûrement pas. Qui pourrait complètement maîtriser cette notion juridique ancienne, que certains assimilent au droit musulman tout entier ?
Le caractère très vaste du corpus textuel sur lequel elle s’adosse (Coran – al Qur’ān – constitué de 6 236 versets et de 114 sourates, Hadîths, qui relatent ce qu’on appelle la Tradition du Prophète Mahomet, son mode de vie, ses dires, ses actes, la Sunna, qui regroupe les enseignements tirés des Hadîths) et le nombre d’écoles officielles d’interprétation (quatre au sein de la branche sunnite de l’Islam ; davantage si l’on considère la branche chiite de l’Islam ; ces écoles officielles d’interprétation, appelées madhahib, ont fourni un effort d’interprétation et de compréhension du Coran et de la Tradition, effort appelé ijtihad, pour en tirer un ensemble de normes ou jurisprudence islamique, appelées fiqh) en font une donnée difficile à appréhender pour le juriste, qu’il soit arabe ou occidental, avec pour ce dernier s'il est perfectionniste la difficulté supplémentaire de l’apprentissage de la langue arabe...
C’est fort à propos que le Centre de Médiation et d’Arbitrage de la Chambre de Commerce Franco-Arabe a, le 16 juin 2015, consacré un colloque à ce thème, sous l’intitulé « L’arbitrage international et le droit musulman : une démystification de la charia ? ». Rappelons que le règlement d’arbitrage du centre d'arbitrage de la CCFA garantit en son préambule de veiller, dans un différend franco-arabe, à ce que les deux cultures soient respectées au sein du tribunal arbitral. Ont été successivement analysées les inquiétudes que suscitent la charia, expliquées par les incertitudes qui l'entourent, la crainte de l’annulation des sentences arbitrales dans les pays musulmans, et l’application « par surprise » de la charia dans certains arbitrages soumis au droit d’un pays musulman, puis les éléments de nature à rassurer les parties à travers la question double de l'accueil des sentences étrangères dans les systèmes islamiques et de l'accueil de la charia dans l’arbitrage international et un rappel des points communs existant entre les 99 premiers principes de la Majellah et le droit romain et du caractère bien connu en occident aussi de la règle de l’interdiction du prêt à intérêt, encore appelée interdiction du riba. Enfin, furent évoquées les évolutions de la référence à la charia dans les systèmes juridiques du monde arabe, l’évolution plus particulièrement de la notion de riba, et l'incidence de la multiplication des lois d’arbitrage dans les pays arabes.
La Cour d’appel de Paris avait, de son côté, dans un arrêt du 22 mai 2015, mentionné le caractère non contraire à l’ordre public international français d’une des règles phares de la charia, en l’espèce la prohibition du riba (Cour d’appel de Paris, 22 mai 2015, n° RG 13/13797).
Cette solution paraît justifiée au moins au regard de plusieurs éléments :
- les parties s’étaient entendues sur ce point puisqu’elles n’ont pas contesté le fait que le prêt à intérêt ou ribâ soit prohibé par la charia, alors reconnue par la loi saoudienne :
"Il est constant que les conventions conclues entre les parties sont soumises au droit saoudien et les parties ont produit les consultations des professeurs Khairallah, Fadlallah et Hallaq desquelles il résulte qu’en droit saoudien :
[…]
‐ le contrat a force obligatoire et il est de principe que chacune des parties doit respecter ses promesses et engagements,
[…]
- la prohibition du « ribâ » prêt à intérêt ;
[…]
Ces dispositions sont conformes à l’ordre public international français, ce qu’aucune des parties ne conteste".
- l’institution de l’interdiction du prêt à intérêt est bien connue, depuis longtemps, ainsi que sa problématique, débattue entre autres, par Pascal, Pothier ou Turgot. Elle fait partie de notre droit positif sous la forme de l'interdiction de l’usure, institution aux ressorts identiques.
Cet arrêt marque une position claire du juge d’appel sur certains autres principes fondamentaux du droit musulman, tel que la force obligatoire des contrats.
Les références à la charia à travers l’une ou l’autre de ses règles dans les procédures arbitrales ou étatiques devraient se multiplier à l'avenir (après avoir été rejetées en bloc, notamment dans les sentences pétrolières d’il y a quelques décennies), sans que l’on s’étonne que les arbitres ou magistrats requièrent sinon un accord des parties sur les contours exacts de la règle, du moins des attestations en partie concordantes sur son contenu.
Ana Atallah, associée du Cabinet Reed Smith