L'abus de droit fiscal, pierre d'achoppement de la réglementation fiscale française

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Ardavan Amir-Aslani, Avocat et Inès Belkheiri, juriste, reviennent sur la dernière réforme relative à l'abus de droit fiscal.

C’est parce que « la fraude est à l’impôt ce que l’ombre est à l’homme. »1  que les gouvernants ont dû, dès les premiers balbutiements de la réglementation fiscale, veiller au respect des règles fiscales en vigueur. Loin d’être des phénomènes récents, la fraude, l’exil et l’optimisation fiscale remonteraient à l’Antiquité. Alexandre le Grand lui-même aurait pratiqué l’évitement fiscal et autres astuces fiscales.

Enjeu incontestable de souveraineté nationale et de redressement des comptes publics, la lutte contre la fraude fiscale et l’évasion fiscale garantit la protection du principe d’égalité devant l’impôt, pièce maîtresse de notre système fiscal protégée par l’article 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Cette lutte s’est imposée de manière prononcée dans le débat public au cours de la dernière décennie, et s’est logiquement retranscrite dans l’action du Gouvernement. La création du service d’enquêtes judiciaires des finances, une sorte de « police fiscale » française, mis en place par la loi de 2018 relative à la lutte contre la fraude fiscale, en est l’illustration idoine.

La fraude comme l’évasion fiscale revêtent des caractéristiques communes. Elles impliquent la même intention frauduleuse et une certaine habileté consistant à détourner l’esprit des textes fiscaux. Ces agissements sont sanctionnés par l’abus de droit, mécanisme de sanction phare de la législation fiscale française, remodelé par trois fois ces dernières années. La dernière refonte de cette notion a suscité des inquiétudes particulièrement vives, à la fois chez les particuliers et les professionnels.

La refonte progressive de l’abus de droit fiscal

Le contexte pré-réforme

L’article L.64 du LPF, un dispositif graduellement étoffé. Cet article, inséré dans le Code fiscal en 1941, prévoyait que le contribuable - particulier ou professionnel - à l’origine d’actes dont le but était exclusivement fiscal, pouvait faire l’objet d’une procédure de la part de l’administration fiscale, sous réserve que celle-ci puisse rapporter la preuve du caractère exclusivement fiscal de l’opération. Dès que l’abus de droit était caractérisé, la sanction2 - applicable d’office - consistait dans différents versements effectués par le contribuable. D’une part, l’impôt éludé. D’autre part, des intérêts de retard à hauteur de 0,20% par mois3. Enfin, des pénalités4 égales à 80% du montant de l’opération lorsque le contribuable était à l’initiative de la fraude ou son bénéficiaire principal. Ces pénalités pouvaient être réduites à 40%, « lorsque le contribuable s'est montré « passif » c'est-à-dire n'a pas initié le montage critiqué ou en a retiré un avantage de moindre importance que celui perçu par les autres personnes impliquées. »5.

Jusqu’en 2006, la notion d’abus de droit ne visait que l’abus de droit par simulation, lequel se définit comme une « différence objective existant entre l’apparence juridique créée par l’acte en cause et la réalité, en particulier économique, sous-jacente à cet acte. »6 qui transparaît alors soit dans les actes purement fictifs ou déguisés (e.g. donation déguisée en vente), soit à travers l’interposition de personnes (e.g. recours à un prête-nom). En 2006, le Conseil d’État, dans l’arrêt Janfin7, a ajouté à cette définition la notion d’abus de droit par fraude à la loi en visant dorénavant également les actes « qui n’ont pu être inspirés par aucun motif autre que celui d’éluder ou atténuer les charges fiscales que le contribuable, s’il n’avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées eu égard à sa situation et à ses activités réelles. ». Ce deuxième type d’abus inséré au sein même de la notion préexistante, suppose la réunion de deux conditions cumulatives.

La première est une condition objective prévoyant une application littérale du texte contraire à l’intention de son auteur en vue de l’obtention d’un avantage fiscal, notamment par le recours à un « montage juridique et économique artificiel et dépourvu de substance économique »8.

La seconde est une condition subjective, reposant sur la motivation exclusivement fiscale de l’opération. Après le juge, vint le tour du législateur qui, dans le cadre de la loi de finances rectificative pour 2008, a suivi cette dynamique, en incluant ce deuxième pan de la définition de l’abus de droit. Il s’est toutefois contenté de cibler les opérations dont le motif est exclusivement fiscal.

De l’avis général, cette loi, inspirée de la jurisprudence Janfin et du rapport Fouquet, constituait une avancée dans la mesure où « une définition claire et précise de l’abus de droit contribuerait fortement à une amélioration de la sécurité juridique en France et à l’égard des investissements étrangers »9.

Cependant, il convient de souligner que l’acceptation unanime de cette définition n’est pas chose aisée, d’autant que la notion même d’abus de droit a été contestée, notamment par Planiol au début du XXe siècle, qui estimait qu’elle constituait un non-sens : « il ne peut y avoir usage abusif d’un droit quelconque, par la raison irréfutable qu’un seul et même acte ne peut pas être tout à la fois conforme au droit et contraire au droit. »10. Selon, L. Simonnet, qui rejoint la pensée de Planiol, dans le domaine fiscal, « (…) tout comme le chat de Schrödinger qui peut être à la fois mort et vivant dans sa boite, un contribuable pourrait être à la fois dans la légalité́ et dans l’illégalité. »11.

Une tentative de réforme de la définition de l’abus de droit fiscal retoquée en 2014 par le Conseil constitutionnel. La preuve du caractère exclusivement fiscal n’étant pas aisée à rapporter, l’administration fiscale avait proposé, dans l’article 100 de la Loi de Finances pour 2014, de modifier le premier alinéa de l’article L.64 du LPF en substituant le terme « exclusivement » par « principalement » fiscal. Dans sa décision du 29 décembre 201312, le Conseil constitutionnel a pourtant censuré cet article au motif qu’il pouvait avoir des conséquences délétères pour les droits et libertés du contribuable en ce qu’il méconnaissait « la liberté du contribuable de choisir, pour une opération donnée, la voie fiscale la moins onéreuse »13. Dès lors, cela portait atteinte à de nombreux normes fondamentales du bloc de constitutionnalité telles que le principe de légalité des délits et des peines, l’objectif d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi14, l’article 34 de la Constitution et enfin le principe de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère.

Le défaut de la cuirasse de la définition pré-réforme. Depuis la décision du Conseil constitutionnel suscitée, déclarant inconstitutionnelle la proposition de définition insérée dans le PLF15 pour 2014, l’administration fiscale n’a eu de cesse de rechercher une définition prenant en compte les éléments mis en avant par le Conseil constitutionnel dans leur décision, tout en permettant de parvenir à sanctionner les contribuables les plus habiles. En effet, avec la version de la définition de l’abus de droit fiscal en vigueur à cette époque, les contribuables appliquant les dispositions fiscales mais incapables de démontrer que l’intention derrière l’opération n’était pas exclusivement fiscale, étaient sanctionnés. En revanche, les plus avisés parvenaient à contourner les dispositions fiscales en vigueur en édifiant un ensemble de preuves prouvant que le montage réalisé était réalisé en toute bonne foi, et ce, malgré une fictivité la sous-tendant.

Le contenu de la réforme

Contexte de la dernière réforme instituant une troisième définition de l’abus de droit fiscal. Le 28 décembre 2019, le Conseil constitutionnel a validé la plupart des dispositions de la Loi de finances pour 201916, entrée en vigueur le 1er janvier 2020. Celle-ci avait pour objet principal d’étendre la procédure de l’abus de droit en vigueur jusque-là aux opérations ayant un motif principalement fiscal, et non plus exclusivement fiscal. S’inscrivant dans une dynamique d’harmonisation du droit de l’Union européenne, cette loi, dont l’origine est un amendement parlementaire, a ainsi permis au champ d’application de l’abus de droit fiscal de s’aligner sur celui des clauses anti-abus des conventions fiscales internationales et du droit de l’Union européenne en la matière.

La mise en place d’un dispositif à deux étages. Cette nouvelle refonte de l’abus de droit fiscal a pour objectif d’aboutir à un abus de droit à deux niveaux, plus souple, et davantage conforme aux évolutions législatives récentes ainsi qu’au droit constitutionnel. En effet, l’article 109 de la loi de 2019 ajoute l’article L.64 A17 qui abrite la procédure baptisée par les fiscalistes « mini-abus de droit » et qui vient ainsi se superposer à l’article L.64 du LPF qui n’est donc ni modifié ni supprimé. Il est toutefois opportun de souligner que le mini-abus de droit ne vise qu’une portion des abus de droit (d’où son nom) à savoir les situations d’abus de droit par fraude à la loi et non celles correspondant à un abus de droit par simulation (fictivité). Selon Olivier Fouquet, membre du Conseil d’État, il existe d’ailleurs « un abîme entre les deux notions. »18. Cette nouvelle catégorie d’abus de droit fiscal pourra être invoquée à partir du 1er janvier 2021 pour tous les actes passés à partir du 1er janvier 2020.

Un assouplissement de l’abus de droit dans la branche « fraude à la loi ». Selon les travaux parlementaires, l’article L.64 A aurait pour finalité, par le recours au mot « principalement », « d’assouplir l’abus de droit dans la branche de fraude à la loi (...) »19.  Ainsi, aucune pénalité automatique n’est prévue pour ce nouveau pan de l’abus de droit, contrairement à l’abus de droit classique. Il est important de souligner que la seule divergence consiste en la systématicité de la sanction. En effet, dans le volet probatoire, pour l’article L.64 comme l’article 64A du LPF, l’administration fiscale doit démontrer l’existence de certains faits pour appliquer la pénalité de 40% ou 80%20, évitant ainsi au contribuable le poids de la charge de la preuve. Les omissions ou inexactitudes dont un contribuable serait l’auteur dans sa déclaration, bénéficient de la présomption du caractère involontaire. Ainsi, les pénalités et majorations prévues par l’article 1729 du Code général des impôts sont applicables uniquement si l’administration démontre le caractère intentionnel de l’omission ou inexactitude. Enfin, alors que le renversement de la charge de la preuve a lieu habituellement au moment du prononcé de la décision du Comité de l’abus de droit fiscal quand celui-ci va dans le sens de l’administration, contrairement aux dispositions antérieures, le renversement de la charge de la preuve n’a pas lieu avec le mini-abus de droit.

Une imperméabilité entre le droit fiscal et le droit pénal pour les dossiers de mini-abus de droit. Autre différence de taille avec l’article L.64 du LPF, qui prévoit la transmission automatique au parquet des « abus de droit classiques »21, aucun mécanisme de transmission n’est prévu pour les montages auxquels pourrait s’appliquer l’article L.64 A. Ainsi la procédure du mini-abus de droit, lorsqu’elle est engagée, conserve un caractère exclusivement fiscal et ne peut être transférée au pénal, ce qui représente un avantage indéniable pour le contribuable.

La complémentarité avec la mesure anti-abus de l’article 205 A du CGI. Dans un souci de transposition de la Directive européenne « ATAD » (Anti Tax Avoidance Directive), l’article 205 A du CGI instaure ainsi une clause anti-abus générale en matière d’impôt sur les sociétés. Toutefois, l’article 205 A ne concerne que l’impôt sur les sociétés en matière d’abus du régime des sociétés mères contrairement à l’article L.64 A du LPF qui englobe toutes les impositions, excepté l’impôt sur les sociétés.

Le mini-abus de droit, une nouvelle arme redoutable au service de l’arsenal de l’administration fiscale

Des réponses de Bercy en demi-teinte

Des précisions bienvenues. Pour donner le ton, l'administration fiscale a annoncé en 2019 qu'elle appliquerait ce nouveau dispositif « de manière mesurée sans chercher à déstabiliser les stratégies patrimoniales des contribuables » et que cette procédure n’avait « pas pour objet d’interdire au contribuable de choisir le cadre juridique le plus favorable d’un point de vue fiscal pourvu que ce choix ou les conditions le permettant ne soient empreints d’aucune artificialité ». Néanmoins, face à un « océan d’incertitudes »22 persistant, Bercy s’est vu contraint de multiplier les messages rassurants et les précisions au vu des vives interrogations et inquiétudes partagées par les particuliers et les professionnels :

  • L’Administration, via le BOFIP23, indique que, contrairement à la procédure d’abus de droit classique, la procédure prévue à l’article L. 64 A du LPF ne permet pas d’écarter un acte au seul motif qu’il est fictif. Autrement dit, l’administration fiscale utiliserait la technique largement répandue du faisceau d’indices afin de caractériser un mini-abus de droit.
  • Le BOFIP précise également que lorsque le législateur souhaite encourager une opération via la mise en place d'un dispositif fiscal incitatif, l’article L. 64 A du LPF ne peut en principe s’appliquer, même si ce schéma a un but principalement fiscal.
  • Concernant le régime juridique des donations de nue-propriété de biens24, celui-ci pose bien évidemment des questions quant à ses motivations, bien souvent dictées par une volonté de limiter les frais de succession au décès du de cujus. A propos de la marge de manœuvre de l’administration pour décider in concreto si la donation en nue-propriété constitue un mini abus de droit25, Bercy précise que « l’intention du législateur n’est pas de restreindre le recours aux démembrements de propriété dans les opérations de transmissions anticipées de patrimoine »26, et notamment celles pour lesquelles le donateur conserve l’usufruit du bien transmis, sous réserve que les transmissions concernées ne soient pas fictives. La Direction générale des finances publiques souligne que « la loi fiscale elle-même encourage les transmissions anticipées de patrimoine entre générations parce qu’elles permettent de bien préparer les successions, notamment d’entreprises, et qu’elles sont un moyen de faciliter la solidarité intergénérationnelle », et conclut donc que cette inquiétude était infondée.
  • Concernant la donation temporaire d'usufruit d'un immeuble à un enfant majeur, l'administration fiscale estime que le caractère temporaire de la donation n'est pas abusif à condition qu’il ait une « substance patrimoniale effective ». Dès lors, ce type de donation, même si elle permet d’économiser une somme importante en matière d’IFI27, est accepté dans certaines circonstances. C’est le cas s’il y a une volonté d'aider son enfant à financer ses études en lui permettant d'occuper le logement ou de percevoir les loyers, ou dans le cas d’une donation à un organisme à but lucratif, si le donateur cède les loyers et/ou les revenus du portefeuille ou de l’immeuble à l'organisme durant toute la durée de l'usufruit temporaire.
  • Concernant les donations avant cession28, l'administration fiscale ne s’est pas prononcée. Néanmoins, on peut facilement supputer que ces opérations ne devraient pas poser problème si elles sont réalisées en pleine propriété. Si le critère principal de l’abus est le caractère fictif de l’opération étudiée, ces opérations ne devraient pas être considérées comme opérées dans un but principalement fiscal au vu de l’imprégnation patrimoniale forte résultant de la transmission à titre gratuit.

Une sécurisation minimale. Le contribuable peut, préalablement à la conclusion d’opérations, lancer une procédure de rescrit auprès de l’administration, régie par l’article L.80 B du LPF afin de sécuriser les montages dont il serait l’instigateur. La procédure du mini-abus de droit n’est pas applicable lorsque le contribuable a interrogé par écrit l’administration fiscale en lui mettant à disposition tous les éléments utiles pour apprécier le montage ou l’opération envisagés, et que celle-ci n’a pas répondu dans un délai de six mois à compter de la demande. De plus, toute personne qui considérerait que l’article L.64 A du LPF ne devrait pas être applicable, a la possibilité de saisir, en amont de tout recours contentieux, le Comité de l’abus de droit fiscal afin qu’il examine sa situation. Mais il s’agit là des seuls dispositifs prévus.

Le côté obscur de la réforme

L’insécurité juridique engendrée. Le passage de l’objectif « exclusivement fiscal » à l’objectif « principalement fiscal » attribue à l’administration fiscale un outil particulièrement dissuasif puisqu’il ouvre la porte à une interprétation extensive de cette nouvelle définition. En effet, les termes « principalement fiscal » sont restés imprécis, et ainsi flous pour la majorité des professionnels. Cela semblerait tendre à accroître l’utilisation de ce dispositif par l’administration fiscale qui pourrait, de facto, plus facilement remettre en cause certaines opérations notamment patrimoniales. Or, selon Régis Debray, la délimitation du légal et de l’illégal est l’une des fonctions salvatrices de la loi, qui empêche la société de sombrer dans un chaos : « comment mettre de l’ordre dans le chaos ? (...) En traçant une ligne. En séparant un dedans d’un dehors. L’autorisé de l’interdit. »29.

Par ailleurs, le risque d’interprétations divergentes du caractère « principalement » fiscal entre les milliers de contrôleurs fiscaux semble bien réel. Cela tendrait à une différence de traitement entre les contribuables pour la réalisation d’actes de même nature et rendrait ainsi l’insécurité juridique criante30. Selon certains juges, les critères non fiscaux ayant un poids différent lors des contentieux, l’unification du droit serait désormais rendue quasi-impossible.

Selon Olivier Fouquet, « cet accroissement considérable de l’insécurité juridique résultant d’une interprétation extensive de l’abus de droit est préoccupante. Non pas qu’il faille s’opposer à une extension des moyens de l’administration pour lutter contre la fraude fiscale. Mais le principe de légalité dont découle le principe d’égalité devant la loi fiscale, serait atteint si un trop large pouvoir d’appréciation de la norme reconnu aux services conduisait ceux-ci à traiter différemment, au hasard des redressements, des contribuables placés dans des situations analogues. »31

Malgré tout, l’administration refuse encore d’établir une liste claire et exhaustive des montages susceptibles d’entrer dans le champ d’application de l’article L.64-A LPF en expliquant que « (…) chaque opération devant s’apprécier au vu des circonstances de fait propres à chaque affaire, il n’est pas possible à l’administration de prendre une position générale précisant quels actes seraient principalement motivés par des considérations fiscales et susceptibles d’être requalifiés en application de l’article L. 64 A du LPF ».

Les effets pervers de la réforme. Même si la volonté affichée est de simplifier le droit fiscal et les litiges fiscaux qui portaient sur des montages de plus en plus complexes, les contentieux fiscaux risquent, dans les prochains mois, de se multiplier de manière exponentielle. Les praticiens craignent d’ailleurs que les entreprises tendent à se délocaliser dans des États plus attractifs fiscalement. De nombreuses sociétés ne sont d’ailleurs pas revenues après le Brexit. De plus, l’autocensure correspondant en pratique à la renonciation à des schémas d’optimisation, tout à fait légaux mais jugés dorénavant risqués par les professionnels, amènent ces derniers à devenir des ersatz d’inspecteurs fiscaux afin d’éviter à leurs clients et à eux-mêmes une éventuelle condamnation32.

Noyés dans une incompréhension de la notion et ayant à l’esprit les lourdes sanctions encourues ainsi que la longueur et le coût d’une procédure contre l’administration fiscale, les contribuables semblent être victimes du chilling effect. Ce concept, mis en avant par des juristes américains, exprime une technique de l’administration fiscale consistant à davantage effrayer le contribuable que le punir, brouillant la frontière entre légalité et illégalité. Ainsi, « l’abus de droit serait à la fiscalité ce que le politiquement correct est à la libre pensée : un puissant dispositif inhibiteur permettant de tuer dans l’œuf la conception et la réalisation de schémas d’optimisation que les autorités réprouvent sans pouvoir (pour des raisons constitutionnelles) ou vouloir (pour des raisons politiques) traduire cette réprobation dans la loi. »33.

Pour conclure, le mini-abus de droit a fait couler beaucoup d’encre et instauré un climat anxiogène. Le nouveau remodelage de la notion d’abus de droit a été perçu par les professionnels du droit comme un réel risque juridique. Une telle redéfinition de l’abus de droit fiscal apparaît en effet être une arme redoutable pour effrayer le contribuable et les professionnels. Elle est donc susceptible à la fois de freiner la sur-optimisation fiscale mais également les procédés légaux d’optimisation fiscale. Il faudra attendre les premiers contentieux pour mesurer la portée véritable de cette nouvelle définition de l'abus de droit. Le contexte pré-pandémie mondiale était déjà empreint de la volonté des Etats d’éponger les dettes et déficits publics. De nombreux Etats, dont la France, sont désormais entrés en récession économique. Il est donc à prévoir que dans un contexte national et international de crise économique, l’administration fiscale ait tendance à être de plus en plus à l’affût des fraudes fiscales. Il sera donc crucial de rester vigilant vis-à-vis des retombées des dispositions fiscales sur les droits et libertés des contribuables afin d’éviter les dérives.

Ardavan Amir-Aslani, Avocat et Inès Belkheiri, juriste


1. Georges Pompidou (1911-1974).

2. Le système de sanction n’a pas été modifié avec la réforme (seul le taux d’intérêt a diminué cf ci-dessous).

3. En vertu de l'article 1727 III du code général des impôts (CGI), le taux de l’intérêt de retard est fixé à 0,20 % par mois, soit 2,40 % l’an. En application de l'article 55 de la loi n° 2017-1775 du 28 décembre 2017 de finances rectificative pour 2017, le taux de 0,20 % par mois est applicable aux intérêts courant du 1er janvier 2018 au 31 décembre 2020. Pour les intérêts courus jusqu’au 31 décembre 2017, le taux était de 0,40 % par mois.

4. Prévues par l’article 1729 du Code général des impôts (CGI).

5. BOI-CF-INF-10-20-20-20170308 (C. Dissimulation juridique ou abus de droit).

6. BOI-CF-IOR-30-10-20200131 (I.A Définition de l’abus de droit fiscal).

7. CE, 27 septembre 2006, Janfin.

8. CE, 18 mars 2016, Vuitton Holding.

9. Rapport « Fouquet » (Rapport au ministre du Budget, des comptes publics et de la fonction publique présenté par M. Olivier FOUQUET, président de Section au Conseil d’État), juin 2008, page 43.

10. Planiol, Traité élémentaire de droit civil, T. II, n° 871 cité dans l’article « L’abus de droit fiscal, ou comment détruire la sécurité juridique en voulant l’améliorer. » de Laurent Simonnet.

11. Expression de L. Simonnet tirée de l’article « L’abus de droit fiscal, ou comment détruire la sécurité juridique en voulant l’améliorer. » publié sur le site du village de la justice.

12. Décision n° 2013-685 DC du 29 décembre 2013 sur la loi de finances pour 2014.

13. Article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.

14. Objectif à valeur constitutionnelle (O.V.C.)

15. Projet de loi de finances.

16. Loi n° 2019-1479 du 28 décembre 2019.

17. Contenu de l’article : « Afin d’en restituer le véritable caractère et sous réserve de l’application de l’article 205 A du code général des impôts, l’administration est en droit d’écarter, comme ne lui étant pas opposables, les actes qui, recherchant le bénéfice d’une application littérale des textes ou de décisions à l’encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ont pour motif principal d’éluder ou d’atténuer les charges fiscales que l’intéressé́, si ces actes n’avaient pas été passés ou réalisés, aurait normalement supportées eu égard à sa situation ou à ses activités réelles. ».

18. FOUQUET, Revue de droit fiscal, n°39, 24.09.2009

19. https://www.senat.fr/rap/l18-147-3-2/l18-147-3-2.html

20. D’un manquement délibéré ou d’un abus de droit pour appliquer une pénalité de 40 % ou l’existence de manœuvres frauduleuses, d’un abus de droit s’il est établi que le contribuable a eu l’initiative principale du ou des actes constitutifs de l’abus de droit ou en a été le principal bénéficiaire, de dissimulation d’une partie du prix stipulé dans un contrat, pour appliquer une pénalité de 80 %.

21. Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 23 octobre 2018 (article L. 228 du LPF).

22. Expression de Laurent Olléon, rapporteur public dans l’affaire Janfin.

23. Bulletin Officiel des Finances Publiques-Impôts.

24. Technique permettant d’alléger la charge des droits de donation et de succession tout en permettant au donateur d’en garder l’usufruit.

25. Q. n° 09965, JO Sénat du 11 avril 2019 – p. 1895 posée par la représentante du Sénat, Catherine Procaccia.

26. Réponse publiée dans le JO Sénat du 13 juin 2019, p. 3070.

27. Impôt sur la fortune immobilière.

28. Technique permettant de donner des titres ou des immeubles à ses enfants avant qu'ils ne soient vendus à un tiers pour purger la plus-value de cession.

29. Debray Régis, « Éloge des frontières », Gallimard, 2010, page 25 cité dans l’article « L’abus de droit fiscal, ou comment détruire la sécurité juridique en voulant l’améliorer. » de Laurent Simonnet.

30. Selon Laurent Olléon, rapporteur public dans l’affaire Janfin.

31. Citation issue de l’article « L’abus de droit explose, la sécurité juridique impose », O. Fouquet, 31 janvier 2019 (publié sur LinkedIn)

32. Condamnation prévue par l’article 1740 A bis du Code général des impôts.

33. Article « L’abus de droit fiscal, ou comment détruire la sécurité juridique en voulant l’améliorer. », L.Simonnet.


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