Article d'Ardavan Amir-Aslani et Arnaud Albou, avocats, Cohen Amir-Aslani à propos de la question de la recevabilité de la fin de non-recevoir tirée de l’immunité de juridiction devant le juge de l’exequatur.
- La question de la recevabilité de la fin de non-recevoir tirée de l’immunité de juridiction devant le juge de l’exequatur est au cœur de la décision rendue le 23 juin 2021 par le Tribunal Judiciaire de Paris1.
- Le Tribunal Judiciaire de Paris était saisi par la Société NCC International Aktiebolag (ci-après « NCC ») d’une demande d’exequatur de la décision rendue le 25 février 2013 par le Tribunal de première instance des Antilles Françaises, section Curaçao, condamnant à paiement la société Rafidain Bank et la République d’Irak.
En défense, la société Rafidain Bank et la République d’Irak se sont opposées à la demande d’exéquatur de NCC en soulevant leur immunité de juridiction devant le Tribunal Judicaire de Paris.
- Suivant et rejoignant le raisonnement posé par la Cour Internationale de Justice, et revenant sur sa position traditionnelle, le Tribunal Judiciaire de Paris pose pour la première fois que le juge de l’exéquatur est « compétent dans son pouvoir régalien de rendre la justice, pour examiner préalablement la question de […] l’immunité ».
- Il apparait ainsi que le juge de l’exequatur affirme ainsi sa compétence pour examiner la question de l’immunité de juridiction (I) mais encore procède à un examen quasi autonome de l’immunité de juridiction (II).
I. La compétence du juge de l’exéquatur dans l’examen de l’immunité de juridiction
- L'immunité de juridiction consiste à interdire à l'État du for d'exercer son pouvoir juridictionnel à l'égard d'un litige impliquant une personne bénéficiant de l'immunité. Elle constitue une fin de non- recevoir en procédure civile.
- La société NCC s’opposait à ce que soit examinée par le juge de l’exequatur l’immunité de juridiction soulevée par les parties iraquiennes à titre de fin de non-recevoir, en alléguant que la nature juridique de l'immunité de juridiction ne permettrait pas en droit français de l'invoquer dans l'instance exequatur puisque le juge de l'exequatur n'est pas un juge du fond mais le juge du jugement.
- Le Tribunal Judiciaire de Paris rejette cet argument, et affirme que « si le juge de l’exequatur, dans le cadre de l’examen de la régularité internationale de la décision étrangère n’a pas le pouvoir de procéder à sa révision au fond, [il] reste compétent dans son pouvoir régalien de rendre la justice pour examiner préalablement la question de cette immunité ».
Cela mérite à notre sens l’approbation.
- S’il est vrai que le juge de l’exequatur n’a pas le pouvoir de procéder à l’examen du fond de la décision étrangère2, le caractère procédural de l’immunité de juridiction avait été affirmé auparavant. La Cour européenne des droits de l'homme avait ainsi considéré « l'octroi de l'immunité non comme un tempérament à un droit matériel, mais comme un obstacle procédural à la compétence des cours et tribunaux nationaux pour statuer sur ce droit »3.
- Dans la décision du 23 juin 2021 ici commentée, le Tribunal Judiciaire de Paris se rallie au raisonnement posé par la CIJ du 3 février 2012 et affirme que la procédure d’exequatur dispose d’un objet juridictionnel. En effet, pour la CIJ, et désormais pour le juge français, il ne fait aucun doute que le juge de l’exequatur est bien « appelé à exercer lui-même sa juridiction à l’égard de l’Etat tiers en question » car même s’il n’a pas « pour rôle de réexaminer dans tous ses aspects le fond de l’affaire qui a été jugée (…), il n’en reste pas moins qu’en accordant ou refusant l’exequatur il exerce un pouvoir juridictionnel qui aboutit à donner au jugement étranger des effets correspondant à ceux d’un jugement rendu au fond dans l’Etat requis »4.
- Ainsi, alors même qu’elle ne donne pas lieu à l’examen du bien-fondé du jugement étranger (absence de révision au fond), l’obtention de la force exécutoire constitue l’objet d’une nouvelle instance à laquelle l’Etat tiers condamné est partie prenante5. Cette analyse est conforme à la jurisprudence étrangère6. Dès lors, en l’état de son « pouvoir régalien de rendre la justice »7, le juge de l’exequatur est tenu de se demander si « l’Etat défendeur bénéficie d’une immunité de juridiction, compte tenu de la nature de l’affaire qui a été jugée devant les tribunaux précédent »8.
- Cette décision, parfaitement conforme à la jurisprudence de la CIJ, n’en constitue pas moins à notre sens un revirement de jurisprudence en France, par rapport à la position de la Cour de Cassation qui, dans son arrêt du 19 avril 20059 avait jugé que le juge de l’exequatur devait refuser de faire bénéficier à la partie défenderesse de l’immunité au motif que la révision au fond de la décision étrangère par le juge de l’exequatur était prohibée.
II. Un examen quasi autonome de l’immunité de juridiction par le juge de l’exequatur
- La décision commentée est aussi l’occasion de préciser les conditions dans lesquelles le juge de l’exequatur exerce son pouvoir juridictionnel lorsqu’il examine l’immunité de juridiction soulevée par un bénéficiaire de l’immunité.
- Dans le cadre de son examen, le juge de l’exequatur doit en effet lui-même respecter l’immunité de l’Etat partie lorsqu’une telle fin de non-recevoir est soulevée devant lui dans le cadre de la demande d’exequatur du jugement étranger.
- Peu importe donc que le tribunal étranger ait ou pas respecté l’immunité de juridiction de l’Etat étranger. Autrement dit, il n’appartient pas au juge de l’exequatur de vérifier si le juge étranger aurait dû accorder l’immunité, mais de se demander si la partie étatique peut bénéficier de l’immunité devant lui, et ce, en parfaite adéquation avec le raisonnement de la CIJ10.
Le juge de l’exequatur doit se demander si, dans le cas où il aurait été saisi au fond d’un même litige, il aurait été tenu d’accorder l’immunité de juridiction à la partie étatique défenderesse, en s’appuyant pour ce faire sur les faits tels que jugés par le juge étranger (car son rôle n’est pas de réexaminer le fond de l’affaire).
Il apparait ainsi une disjonction des instances entre l’instance étrangère et l’instance d’exequatur.
- C’est ainsi que le juge de l’exequatur se livre à un examen quasi-autonome de l’immunité de juridiction (quasi, car il s’appuie nécessairement sur les faits tels que jugés dans la décision étrangère, notamment sur le caractère souverain de l’activité objet du contrat par exemple).
- À la suite de cet examen, le Tribunal Judiciaire de Paris en a conclu dans le cadre de l’espèce ici commentée que la République d’Irak, comme la Banque Rafidain Bank qui en est l’émanation, devaient bénéficier de l’immunité de juridiction en France eu égard aux faits de l'espèce.
Partant, la demande d’exequatur de la décision du Tribunal de première instance des Antilles Françaises section Curacao sollicitée par la société NCC a été déclarée irrecevable.
En conclusion, il est donc conseillé au praticien de soulever la fin de non-recevoir tirée de l’immunité de juridiction devant le juge de l’exequatur, et ce, même si le juge étranger l’a méconnue ou l’a écartée.
Ardavan Amir-Aslani et Arnaud Albou, avocats, Cohen Amir-Aslani
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1 TJ Paris, 23 juin 2021, n°RG 18/066009.
2 . Mayer, V. Heuzé, Droit international privé, 10e éd. Montchrestien, 2010, §324. 7 Cass. Civ.1, 31 janvier 2006, n°06-20689 publié au Bulletin 2006 sous le n°39 et Cass. Civ.1, 7 janvier 1964, publié au Bulletin sous le n°15.
3 CEDH, 21 nov. 2001, n° 35763/97, Al-Adsani c/ Royaume-Uni, pt 48 : JurisData n° 2001-191071.
4 Para 135 ; CIJ, 3 févr. 2012, Immunités juridictionnelles des États, Allemagne c/ Italie ; Grèce (intervenant), pt 58.
5 Laval Pierre-François. L’arrêt de la Cour internationale de Justice dans l’affaire des Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie ; Grèce intervenant). In: Annuaire français de droit international, volume 58, 2012. pp. 147-180.
6 Voy. en ce sens l’arrêt de la Cour suprême du Canada rendu le 21 octobre 2010 rendu en l’affaire Kuwait Airways Corporation c. Irak et Bombardier Aerospace (aff. n° 33145, [2010] R.C.S., vol. 2, p. 571) dans lequel le juge Lebel avait considéré que « even though […] the Quebec Court may not examine the merits of the foreign decision, this rule does not change the legal nature of the application for enforcement.
It is a judicial demand that gives rise to an adversial relationship to which the general rules of civil procedure apply [...] ».
7 TJ Paris, 23 juin 2021, n°RG 18/066009.
8 Para 130 ; CIJ, 3 févr. 2012, Immunités juridictionnelles des États, Allemagne c/ Italie ; Grèce (intervenant), pt 58.
9 Cour de cassation - Première chambre civile 19 avril 2005 / n° 02-16.844.
10 Para 127, CIJ, 3 févr. 2012, Immunités juridictionnelles des États, Allemagne c/ Italie ; Grèce (intervenant), pt 58.