Le Monde du Droit s'est intéressé aux avocats qui partent en en entreprise.
Septembre. Une rentrée pas comme les autres pour Anne-Sophie G. Ce matin pour la première fois, ce n’est plus vers son cabinet haussmannien qu’elle se dirige mais vers une tour à La Défense, siège social de sa nouvelle entreprise. Plusieurs mois à réfléchir et une opportunité qu’elle a voulu saisir.
Après huit années passées au barreau, elle a décidé de rejoindre la direction juridique d’une grosse société de services où elle sera en charge du pôle juridique-sociétés et de la propriété intellectuelle.
Un quart des avocats quitte la profession dans les dix premières années d’exercice, mouvement qui touche différemment les hommes et les femmes.
Le taux d’omissions est en effet beaucoup plus élevé chez les femmes, respectivement 1 sur 3 contre 1 sur 5 pour les hommes.
Indice significatif, les étudiants anticipent ce mouvement dès leur entrée à l’Ecole du Barreau. Interrogés à l’occasion d’une étude réalisée par l’EFB, un grand nombre de jeunes envisagent d’emblée de quitter la profession dans les 5 ans qui suivent leur inscription au tableau.
Au cours des dernières années, les avocats ont été de plus en plus nombreux à choisir l’entreprise. Quelles sont les raisons de ce choix : qualité de vie, rémunération, variété du travail ? Et que disent les entreprises qui les accueillent ?
Il y a d’abord ceux qui partent en entreprise sans pourtant tourner le dos au barreau. Il s’agit pour eux d’une étape temporaire et ponctuelle dans leur carrière.
Le lien avec leur cabinet n’est pas rompu, ces avocats sont détachés en entreprise pour des missions plus ou moins longues : combler un déficit de ressources internes ou apporter une expertise particulière avec l’avantage pour l’entreprise d’avoir un juriste immédiatement opérationnel.
Ces détachements sont généralement effectués à la demande de l’entreprise ou dans le cadre d’accords institutionnels entre le cabinet et le client. Mais il arrive aussi que ces détachements soient effectués à la demande de l’avocat qui souhaite développer d’autres formes d’expertises et compléter sa formation, avec le risque in fine pour le cabinet que son collaborateur soit recruté par l’entreprise.
Mais pour la plupart de ceux qui partent en entreprise, il s’agit d’un choix de vie professionnelle durable et sans retour avec en toile de fond la volonté d’échapper au stress, à la pression, aux rythmes de travail éprouvants du cabinet souvent difficilement compatibles avec une vie privée.
Les femmes le ressentent encore plus fortement que les hommes. Beaucoup de jeunes femmes partent dès la deuxième ou troisième année d’exercice. Et lorsque l’on sait que la profession se féminise, on peut s’attendre à ce que le mouvement s’amplifie.
L’une des premières motivations des avocats qui partent en entreprise est la recherche d’un équilibre entre leur vie privée et leur vie professionnelle dont on s’imagine qu’il est mieux respecté en entreprise. Pour autant les directeurs juridiques tiennent à prévenir les candidats à une vie professionnelle plus équilibrée : « l’entreprise n’est pas un sanatorium ».
Cet équilibre, que les anglo-saxons définissent par « work life balance », les avocats y aspirent chaque année plus nombreux, même si ce sont les jeunes qui l’affirment avec beaucoup moins de complexes que leurs aînés.
Trouver le juste équilibre entre travail et loisirs, entre travail et l’ensemble des aspects de la vie, certaines entreprises prennent cette dimension en considération et mettent en place des modèles flexibles de travail (temps partiel ou travail à distance), des programmes de formation et de développement personnel, des prestations visant à faciliter le quotidien des salariés, notamment lorsqu’ils sont parents.
Ce qui pousse aussi les avocats à partir en entreprise, c’est l’intérêt du travail qu’ils peuvent y trouver.
Pour un jeune juriste, à âge égal et à compétence égale, l’activité est plus enrichissante en entreprise. C’est en tous cas ce que l’on affirme en entreprise.
Le juriste d’entreprise participe au processus de décision, l’avocat possède une technique mais reste en dehors de la prise de décision. L’avocat ne voit pas la globalité du dossier et n’a pas le contrôle de la décision finale. Il reste dans le domaine du conseil.
Les jeunes avocats sont souvent assignés à des tâches peu motivantes, relectures de contrats, due diligence, tâches souvent considérées comme trop administratives alors qu’ils imaginaient le métier autrement. De leur côté, les jeunes juristes accompagnent l’entreprise au quotidien, dans sa globalité et cela dès le début de leur activité. Certains ont rapidement la faculté de voyager lorsqu’il s’agit de suivre les commerciaux dans leurs déplacements auprès des clients de l’entreprise.
Une autre chose a fait également beaucoup réfléchir Anne-Sophie G. lorsqu’elle a pris la décision de partir en entreprise. Ce sont les réveils difficiles de certaines des consoeurs de son cabinet, arrivées à la quarantaine, entièrement impliquées dans leur vie professionnelle, sans vie privée, voire sans enfant, avec la sensation soudain d’être passées à côté de quelque chose de tout aussi important que la quête de l’association.
Une vraie dimension managériale de la fonction juridique, voilà également ce qui incite les avocats à rejoindre l’entreprise. A telle enseigne que certains cabinets commencent à se pencher sur la formation des avocats qui encadrent des équipes.
Victor Decrion a été pendant six ans avocat d’affaires au cabinet Darrois Villey avant de rejoindre la Banque Rothschild.
« En entreprise l’exercice est plus structuré. On fait moins confiance à l’individu et plus à l’équipe. On évacue le fantasme selon lequel l’individu seul est capable
de tout gérer. En cabinet, la démarche professionnelle repose sur la qualité individuelle de l’avocat et sa capacité à apporter une solution à tous les problèmes.
Tout est orienté vers l’individu, ce qui est assez stressant. Cet idéal de perfection, cette quête d’absolu chez l’avocat n’existe pas en entreprise » explique Victor Decrion.
« En entreprise on ne recherche pas une responsabilité individuelle, il s’agit toujours d’un processus. La faute est replacée dans une optique de management.
Chez les avocats, c’est d’abord la faute d’un individu alors qu’en entreprise on considère que l’organisation aussi peut être fautive. »
Les entreprises qui accueillent ces avocats soulignent elles aussi l’importance de l’esprit d’équipe et de la capacité managériale du directeur juridique que n’a pas forcément l’avocat.
« Avocat et juriste d’entreprise, ce ne sont pas les mêmes métiers mais ils sont complémentaires, chacun devant être à sa place et dans son rôle. La règle de base est : l’entreprise est le client ! Il ne faut jamais oublier cela » indique Maurice Bensadoun, directeur juridique et des assurances de la société Assystem et administrateur de l’Association Française des Juristes d’Entreprise (AFJE).
D’anciens avocats figurent néanmoins parmi les membres de son équipe, tout comme il y avait d’anciens avocats au sein de ses précédentes équipes alors qu’il était directeur juridique et des assurances de Framatome ANP.
« Il faut sérier en fonction des étapes de la vie professionnelle » concède Maurice Bensadoun. « Les juristes débutants veulent avoir une première expérience en cabinet d’avocats pour ensuite, après 4 ou 5 ans, aller en entreprise et faire du conseil. L’intérêt d’embaucher alors un avocat après une première expérience significative tient à la compétence de niche qu’il a pu développer. Et il est vrai que les jeunes avocats apprennent à travailler en cabinet. Mais au-delà de 40 ans, un avocat de souche est difficilement convertible car il garde la tournure d’esprit de l’avocat. Un avocat est un conseil, intrinsèquement. Il aura de grandes difficultés à prendre des décisions de façon quotidienne, fût-ce dans sa sphère d’activités, et donc du mal à aller au-delà de son rôle de conseil. Le juriste d’entreprise, lui, parce qu’il vit au coeur de l’entreprise, participe quotidiennement au processus de prise de décision. Il a l’habitude de cela ».
Pour autant toutes les entreprises et leurs directeurs juridiques n’ont pas la même réticence vis-à-vis des avocats. Philippe Coen a été avocat pendant sept ans avant de rejoindre The Walt Disney Company (Europe) dont il est Vice President, Counsel (directeur juridique). Il est aussi administrateur de l’Association Française des Juristes d’Entreprise (AFJE).
Sollicité par l’entreprise, il avait alors accepté sans imaginer y rester autant d’années (douze ans à ce jour).
Pour Philippe Coen, il s’agit bien du même métier avec deux modes d’exercice différents. « Les sociétés américaines en France et à l’étranger aiment bien embaucher d’anciens avocats. Elles estiment que pour les juristes d’affaires le barreau reste la moins mauvaise école » surtout lorsque l’on sait que les cabinets d’affaires embauchent en priorité des doubles cursus, troisième cycle droit et Sciences po ou école de commerce, avec si possible une formation internationale.
« La formation d’avocat est celle qui développe le plus l’esprit « client ». C’est l’approche avocat/client qui pousse le juriste à faire cet effort de diligence, de qualité et d’écoute dans une logique de fidélisation et de souci de garder le « client » et c’est ce qui est le moins développé en entreprise ».
Depuis ce matin Anne-Sophie G., ancienne avocate, est dans son nouveau bureau avec vue sur le boulevard circulaire. Posés devant elle son badge qui lui donne accès aux étages et au restaurant d’entreprise, son livret d’accueil et l’organigramme de la société. A la tête de son département, juste au-dessus d’elle se trouve le directeur juridique hiérarchiquement rattaché au Président du groupe et membre du comité exécutif. Avec elle, une quinzaine de juristes, dont deux autres anciens avocats.