Le Monde du Droit a interrogé William Feugère, Président national de l’ACE au sujet du projet de loi sur le modernisation des professions judiciaires et juridiques.
L’Association des Avocats Conseils d’Entreprises (ACE) est le seul syndicat représentatif du barreau d’affaires, premier syndicat national d’avocats en France par le nombre de ses adhérents. Président national de l’ACE depuis le 23 octobre 2010, âgé de 38 ans, William Feugère est avocat au barreau de Paris, ancien membre du Conseil de l’Ordre. Spécialisé en droit pénal et procédures collectives, il intervient essentiellement en matière de contentieux. William Feugère a été membre du bureau national de l’ACE depuis 2002. Président d’honneur de la commission nationale « Libertés, droits de l’Homme et droit pénal » de l’ACE, il a également été vice-président de la Section jeune, l’ACE-JA. Il préside actuellement la commission ouverte de droit pénal économique et financier du Barreau de Paris.
Pouvez-vous revenir sur l'interprofessionnalité capitalistique étendu aux experts-compables dans le projet de loi sur le modernisation des professions judiciaires et juridiques ?
Nous avons depuis longtemps souhaité renforcer la coopération entre les différentes professions conseillant les entreprises. C’est l’intérêt des clients, qui peuvent alors bénéficier d’une offre globale et cohérente, sans concurrence inutile entre leurs différents conseils. Cette interprofessionnalité devait concerner initialement les professions juridiques, mais nous avons toujours été favorables à ce qu’elle s’étende aux experts-comptables. Les professionnels concernés sont soumis à des déontologies différentes, parfois moins protectrices que celle des avocats, notamment en matière de protection du secret professionnel. Le Bâtonnier Pierre Berger, président de la commission Règles et usages du Conseil national des barreaux, par ailleurs membre du bureau national de l’ACE, a veillé à ce que cette interprofessionnalité respecte les principes fondamentaux de notre profession.
Une des dispositions de ce projet de loi prévoit que les experts-comptables pourront assister les personnes physiques dans "toutes leurs démarches déclaratives à finalité administrative, fiscale et sociale." Vous avez réagi par un communiqué en dénonçant une « tentative de captation par les experts-comptables du conseil fiscal et social » aux personnes physiques. Pouvez-nous nous expliquer ce qui a motivé votre réaction ?
Il y a là une incohérence fondamentale. Nous avançons vers l’interprofessionnalité, c’est-à-dire vers une coopération cohérente et structurée des différents conseils de l’entreprise, dans l’intérêt des clients. Dès lors, pourquoi remettre en cause l’équilibre fragile des compétences respectives des différents professionnels ? Les experts-comptables ne sont pas des juristes : ils ne font du droit qu’à titre accessoire. Leur métier, et leur compétence, c’est le chiffre. Ils ne sont pas spécialistes du droit. Ils sont encore moins spécialisés dans une branche spécifique du droit. Les avocats, en revanche, maîtrisent conseil et contentieux, et se « surspécialisent » dans des domaines spécifiques du droit, car ils savent que la législation devient si complexe, et si mouvante, qu’on ne peut maîtriser toutes les branches du droit. La difficulté est que les avocats n’ont pas de monopole, contrairement aux experts-comptables. Ces derniers tentent régulièrement d’étendre leur rôle juridique, pensant peut-être que c’est plus rentable, que les marges y sont supérieures…
Ils tentent de relativiser cette réforme de leur ordonnance, ils font valoir qu’ils font déjà des déclarations sociales et fiscales. Mais dans ce cas pourquoi modifier leur ordonnance ? Aucune procédure n’a été intentée contre eux sur ces déclarations. La réalité est que cette réforme leur permettrait de communiquer auprès des chefs d’entreprises sur une nouvelle compétence sociale, fiscale et administrative, au-delà des seules déclarations. Ne soyons pas dupes, les « personnes physiques » visées sont essentiellement des cadres supérieurs et des dirigeants d’entreprises. L’enjeu, c’est l’ISF, c’est le conseil patrimonial. Cette réforme va accentuer la concurrence entre nos professions. À l’heure de l’interprofessionnalité, c’est plus que contradictoire, cela paraît une petite mesquinerie. Le rapport Longuet a bien mis en évidence que toutes les professions réglementées étaient soumises à la concurrence d’officines, aux dépens des besoins du client. Mais cela ne justifie pas que nous nous fassions concurrence entre nous, au contraire. C’est dans nos spécificités, dans nos compétences propres, que nos talents se développeront, s’additionneront. C’est cela l’interprofessionnalité : l’union de spécialistes dans l’intérêt de clients sécurisés.
Quel est le risque pour les avocats si cette disposition était adoptée ?
Le premier risque est celui des clients, qui se croiront assistés par des spécialistes, alors que cela ne sera pas le cas. On ne maîtrise pas le droit lorsqu’on l’exerce à titre accessoire. Si le droit passionne tant les experts-comptables, qu’ils justifient des diplômes et intègrent notre profession. Mais je ne pense pas qu’ils soient tentés. Pour l’activité juridique, l’effet sera sans doute une chute d’activité. Mais pour les avocats, pris globalement, au niveau macroéconomique, le risque est plus mesuré. Notre profession regagnera malheureusement des dossiers en contentieux : les insuffisances du conseil juridique, par manque de spécialisation, sont sources de procédures... C’est pour cela que le plus intelligent, le plus constructif, et le plus sécurisant pour tous, et en premier lieu les clients, c’est une coopération interprofessionnelle structurée, et pas une concurrence mesquine et, honnêtement, quelque peu datée.
De votre point de vue, comment voyez-vous le rapprochement des professions du droit ?
Il faut se placer, en toute circonstance, du côté du client. Qu’ils s’agisse d’un chef d’entreprise ou d’un particulier, qu’il ait une question touchant au droit de la famille ou au droit des sociétés, il a besoin de pouvoir s’adresser à un spécialiste soumis à une stricte déontologie, garantissant son indépendance, son refus marmoréen de se trouver en situation de conflit d’intérêt, et qui garantisse que la confidence qui lui est faite est inviolable. Ce spécialiste doit maîtriser conseil et contentieux, car on ne conseille bien que si l’on connaît les risques d’une défaillance.
Et le client, qui n’est pas lui-même compétent en droit, ne doit pas se trouver devant une multiplicité obscure de professions parfois inutilement concurrentes. C’est ce que le Président de la République avait exprimé à juste titre, voici deux ans. Les avocats, dans la plupart des grands pays occidentaux, remplissent seuls ce rôle. Cette profession réunit des métiers complémentaires qui, pour des raisons historiques surannées, sont chez nous éclatées. En matière judiciaire, la fusion entre avocats et avoués était une évidence, elle va devenir une réalité. Il faudra qu’il en soit de même avec les avocats au Conseil d’État et à la Cour de Cassation : ils emploient des avocats, qui élaborent leurs dossiers. C’est bien la démonstration que leur compétence peut être une spécialisation de notre profession, et que leur monopole n’est pas justifié.
Nous souhaitons aussi l’intégration des CPI, décidée par le Conseil national des barreaux et reportée à la suite de pressions formées par des intérêts particuliers. Nous avons aussi réfléchi sur le rapprochement avec les notaires. La difficulté vient de ce qu’ils sont officiers ministériels, ils n’ont donc pas nos règles en matière de secret professionnel ou de conflit d’intérêt. Mais cela peut se résoudre, nous avons déjà travaillé sur cette question. De nombreux autres pays occidentaux vivent sans difficulté sans notaires, leurs activités y sont exercées par des avocats.
Nous avons la faculté de construire une profession offrant une offre complète et cohérente, en matière juridique et judiciaire, une profession structurée, soumise à une déontologie unique. Nous invitons les autres professionnels à nous rejoindre, nous sommes prêts à les accueillir pour construire ensemble cet avenir, dans l’intérêt de chacun des professionnels pris individuellement, et au-delà, surtout dans celui des clients.
Ne faudra-t-il pas réformer également la gouvernance de la profession d’avocat ?
C’est un préalable. Avant de réunir l’ensemble des professionnels du droit, il faut que notre gouvernance soit plus cohérente et structurée. Le Conseil national doit devenir un véritable ordre national, avec toute la compétence déontologique et disciplinaire. Mais à l'échelon local, le Bâtonnier, doit demeurer pour assurer la représentation auprès des tribunaux et une protection de proximité des avocats. Ce sera sans doute l’un des chantiers majeurs de la prochaine mandature du conseil national. C’est cette réforme qui nous permettra ensuite de construire la grande profession d’avocat.