Chronique de Droit martien : interview d'Hervé Croze

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Le Monde du Droit a interrogé Hervé Croze, auteur de l'ouvrage Chronique de Droit martien, agrégé des Facultés de Droit, avocat honoraire.

Pouvez-vous nous présenter votre ouvrage Chronique de droit martien ?

Je ne veux pas m’approprier ce qui ne m’appartient pas. Je n’ai fait que présenter et mettre en forme, l’œuvre de Philibert Ledoux qui a disparu sur Mars dans les années 70. Son manuel de droit martien, hélas inachevé, a connu une première diffusion fort limitée, car nous étions encore à l’époque des « Guerres martiennes », peu après la défaite d’Antoine Custer à Bulmerdik. Ledoux, qui avait pris le parti des Martiens, était perçu comme un traître à la cause de l’humanité (terrestre, en tout cas).

En 2005, grâce à l’aide du Doyen Pommier, élève de Ledoux et trop tôt disparu, une deuxième édition est sortie, enrichie du journal de voyage sur Mars de Philibert Ledoux, ce qui l’a rendu plus agréable à lire. Et puis les temps avaient changé, notamment grâce aux travaux de la Fondation des Etudes martiennes qui a fait beaucoup pour la reconnaissance d’une humanité martienne, bien qu’il reste encore beaucoup à faire. Nombre de nos concitoyens sont encore réticents, voire effrayés par les Martiens, et ne souhaiteraient pas les avoir pour voisins (cette crainte semble cependant plus toucher les adultes que les petits enfants terriens). Heureusement, on voit peu de Martiens sur Terre, sauf pour faire du commerce ou un peu de tourisme. Peut-être n’en avez-vous jamais rencontré vous-même ?

Il faut le redire ici : le Martien n’est naturellement ni agressif, ni belliqueux ; il est seulement un peu joueur et il est vrai que sa taille d’environ deux mètres à l’âge adulte, sa musculature puissante et sa peau bleue-verte qui jaunit avec l’âge peut impressionner surtout quand il est armé d’objets tranchants. Le fait que les femmes martiennes soient ovipares relève du droit à la vie privée. Quant à la réputation de cannibalisme des Martiens, rien de certain n’est établi à ce jour. En tout cas aucun fait de ce genre n’a été constaté lors de leurs séjours sur Terre.

Cette nouvelle édition reprend le texte original du journal de Ledoux et du manuel de droit martien ; elle est enrichie de deux contributions complémentaires.

Au travers de cet ouvrage, vous invitez le lecteur à se poser des questions, telles que « Peut-on manger ses enfants ? ». Est-ce une invitation à remettre en cause nos règles de droit ? Les règles morales et de droit de propriété "humaines" ne découlent-elles pas de l’évidence ?

Le point spécifique que vous évoquez est abordé par Ledoux au n°98 de son manuel, sous l’intitulé « Propriété parentale » : les parents, écrit-il, « sont copropriétaires indivis des petits tant que la taille de ces derniers n’atteint pas environ un mètre soixante-quinze ». Il aborde ensuite la question des enfants abandonnés que quiconque peut s’approprier et, selon Ledoux, en disposer comme il le souhaite, ce qui inclut la dégustation, crus ou cuits. Il n’est en revanche pas établi que les Martiens mangent leurs propres enfants, ce qui serait contre-productif et de mauvais augure pour leurs vieux jours.

En réalité, tout provient de ce que, selon Ledoux, les enfants Martiens sont des biens (sans doute meubles) objets de propriété, une question que les Martiens eux-mêmes ne se sont jamais posés. C’est la faiblesse de la démarche de Ledoux qui plaque sur la réalité martienne un modèle civiliste de pure civil law sans doute inadapté. Apôtre du Code civil français, il peine à sortir des classifications traditionnelles et à admettre que la distinction entre les personnes et les choses est inconnue des Martiens pour qui, selon un adage martien bien connu « dî rè gonôbél », ce que l’on peut traduire approximativement par « tous les fromages se ressemblent ».

Permettez-moi cependant de revenir sur la deuxième partie de votre question : « Les règles morales et de droit de propriété "humaines" ne découlent-elles pas de l’évidence ? ». Je crains que votre conception ne soit terriblement terro-centrée et même très occidentale, ce qui vous vaudrait certainement une forte contestation sur les réseaux sociaux de la part de différentes communautés, variées, indéterminées et auto-proclamées. C’est d’ailleurs une question qui, déjà à l’époque, avait tourmenté Ledoux : reconnaitre les Droits humains pour les Martiens : oui (ce qui interdit de les massacrer sans scrupules), mais leur appliquer nos valeurs (l’interdiction du cannibalisme, par exemple) n'est-ce pas faire preuve d’un impérialisme orgueilleux et d’aveuglement idéologique ?

Que pouvons-nous apprendre des martiens et du droit extra-terrestre ?

On apprend toujours en se confrontant à d’autres civilisations. C’est ainsi que la recette martienne notée méticuleusement par Ledoux (p.254 de cette édition) ressemble fort à notre manière de préparer la tête de veau.

L’œuvre de Ledoux relève à la fois du droit comparé et du droit international – plutôt interplanétaire – public et privé. Je ne suis pas sûr qu’une connaissance approfondie du droit martien soit utile aux jeunes juristes, car c’est généralement une question de commerce interplanétaire et la lex mercatoria (certes adaptée) y suffit. En revanche, la question martienne, notamment dans sa manifestation la plus cruelle des « Guerres martiennes », a conféré une dimension supplémentaire au droit spatial que l’on peut voir comme une extension du droit international public. C’est pourquoi d’ailleurs cette matière est désormais inscrite au programme de première année de droit, pour les étudiant.e.s qui ont eu la chance d’être sélectionné.e.s par Parcoursup et sous réserve, naturellement, de l’autonomie de chaque Université (il n’y a donc pas systématiquement de travaux dirigés).

Finalement, quelle est la morale de cette histoire ?

C’est sans doute la leçon de toute approche comparatiste. Comme ne l’a absolument pas dit Einstein : « Tout est relatif » et Pierre Dac ajoutait justement « et réciproquement ».

Aujourd’hui à l’époque du développement durable et de la biodiversité, personne ne conteste la nécessité de maintenir le biotope martien et même les Martiens eux-mêmes. On ne peut cependant que contester l’idée très discutable de ce Monsieur Musk selon laquelle l’implantation de colonies terriennes sur Mars serait une des solutions au réchauffement climatique, et ce bien que les tarifs proposés soient intéressants si l’on voyage en famille et que l’on puisse payer en bitcoins.

Propos recueillis par Lisa Saccard


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