Comment faire lorsqu’on est malentendant pour suivre son procès ? Début septembre 2020, à Amiens, une audience a été entièrement « sous-titrée » : du jamais-vu dans le milieu de la justice. À la fin de la séance, l’accusé a remercié la Présidente de la mise en place du dispositif qui lui a répondu : « Vous deviez avoir accès à votre procès. On ne peut pas vous juger sans que vous puissiez suivre les débats. »
Cette mise en accessibilité n’aurait jamais été envisagée quelques années plus tôt. Le frein n’était pas technologique, il résultait de l’absence de prise en compte de la surdité. On rencontrait ainsi le même traitement approximatif à l’égard des justiciables sourds s’exprimant en langue des signes (LSF). En procès et y compris en Cour d’Assises, les interprètes n’étaient pas des interprètes : ils n’étaient que le frère, l’ami ou un proche de la personne concernée. Certaines personnes se retrouvaient alors jugées et condamnées sans même en connaître la raison.
L’article 76 de la loi du 11 février 2005 a enfin imposé une véritable accessibilité de la justice : «Devant les juridictions administratives, civiles et pénales, toute personne sourde bénéficie du dispositif de communication adapté de son choix. Ces frais sont pris en charge par l'Etat. » Certes, plus de quinze ans après la loi, le décret d’application n’a toujours pas été pris. Mais, de jurisprudence constante, le Conseil d’État décide que l’État français commet une faute dès lors qu’un décret n’est pas pris dans un délai raisonnable pour faire appliquer la loi.
Ici et là se déroulent des procès accessibles mais ils restent encore anecdotiques. Où sont les freins ?
Juger un sourd, c’est comprendre son histoire
Du côté des personnes sourdes qui ne communiquent pas en langue des signes, la stigmatisation de la surdité peut affecter de manière très forte leur psychisme. Les invisibles difficultés de communication, la méconnaissance et l’absence des solutions d’accessibilité adaptées, la gêne pour évoquer sa malentendance entrainent souvent la personne à utiliser des stratégies d’évitement, sources d’incompréhensions, qui peuvent être préjudiciables, surtout dans le cas d’une audience.
Selon Alexis Karacostas, psychiatre honoraire à l’Unité d'informations et de soins des Sourds de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, unité de soins recevant les patients en langue des signes, le manque de connaissances sur le vécu sourd de ces personnes qui s’expriment dans une autre langue, peut expliquer certains dysfonctionnements dans les procès.
Il souligne l’importance de connaître les antécédents psychiatriques des sourds qui n’ont pas pu être suivis, soignés, compris et pris en compte par la société. Il ne s’agit pas de trouver des circonstances atténuantes mais de souligner le vécu sourd, la façon dont l’Etat a laissé la détresse s’installer pendant des générations dans les familles sourdes. Sans connaissances de la culture sourde dont la langue a été longtemps prohibée puis réintroduite dans l’éducation en 1991 grâce à l’amendement Fabius et enfin reconnue comme une langue à part entière en 2005, la personne concernée ne peut pas être réellement comprise.
Interprète LSF en justice : un métier méconnu
Le rôle de l’interprète LSF est donc fondamental. Emilie Coignon et Sophie Grindatto, expert interprètes traductrices près la Cour d’Appel de Paris précisent qu’un bon interprète doit justement essayer de combler ces failles culturelles : faire passer l’émotion de la personne sourde, traduire ses hésitations, ses incompréhensions, son niveau en langue des signes. Dans le milieu de la justice, les experts-interprètes réalisent tout un travail en amont du procès : se déplacer pour aller voir la salle de l’audience afin d’anticiper le placement des interprètes, maîtriser le dossier du justiciable, sensibiliser les magistrats pour veiller au bon déroulement du procès... Anne-Christine Legris, expert interprète traductrice, explique que les échanges sont très techniques et il est important de connaître le jargon juridique pour avoir une traduction la plus fidèle possible. Néanmoins, les interprètes diplômés, gages d’une déontologie (neutralité, fidélité, confidentialité) font défaut en justice. En effet, peu d’interprètes font la démarche de s’inscrire sur les listes d’experts.
Les raisons sont multiples : une rémunération peu attractive, un manque d’informations officielles sur le déroulement du procès qui laisse place aux inquiétudes et préjugés. On constate à l’opposé, un manque de connaissances des professionnels du droit du rôle de l’interprète et des contraintes qu’il impose : envoi du dossier en amont, placement anticipé des interprètes, prise de parole à tour de rôle…
Une culture de l’accessibilité encore à acquérir
Que cela concerne la langue des signes, le sous-titrage en temps réel ou des dispositifs sonores comme la boucle à induction magnétique qui transmet directement le son dans les appareils auditifs, les solutions existent. Le procès d’Amiens qui s’est déroulé en septembre 2020 a été la formidable illustration d’une accessibilité réussie pour une personne malentendante, grâce au dispositif mis en place par la société Le Messageur. Les microphones de la salle d’audience ont été utilisés et les écrans habituellement dédiés à la diffusion de pièces à conviction ont permis d’afficher le sous-titrage en temps réel. Le prévenu a ainsi pu suivre les échanges avec un écran placé devant lui grâce à deux transcriptrices situées au fond de la salle d’audience. C’était une première en justice pour les professionnelles Florie Lefebvre et Anne-Laure Gouby, dont le rôle consiste à restituer en direct par écrit les propos prononcés oralement. Cette technique s’appuie sur la reconnaissance vocale et permet de transcrire jusqu’à 250 mots par minute. Ainsi, leur intervention est efficace mais nécessite une réelle implication de tous les acteurs présents. À Amiens, la Présidente du tribunal a joué un rôle important dans le maintien de l’accessibilité tout au long du procès en rappelant aux intervenants de parler systématiquement dans les micros. La tâche effectuée par les transcriptrices demande beaucoup de concentration, de préparation et en amont la maîtrise du dossier de l’accusé. Ces professionnels, qualifiés d’interprètes de l’écrit par Le Messageur sont soumis à la même déontologie que les interprètes en langue des signes. Par ailleurs, ils font face aux mêmes contraintes, c’est-à-dire celles liées à la préparation du procès : sonorisation de l’intégralité des échanges, le placement anticipé des interprètes et la sensibilisation des parties prenantes pour adopter des attitudes de communication inclusives comme la prise de parole à tour de rôle dans le micro…
Il faut rappeler que 7 à 10 millions de personnes sont concernées par la surdité. Les professionnels du droit, trop peu sensibilisés aux solutions d’accessibilité se trouvent aussi de ce fait en difficulté dans l’exercice de leur métier. Former tous les professionnels de la justice à l’inclusion constitue décidément une condition incontournable pour une justice équitable.
Sourds en justice : À qui s’adresser ? Vous devez indiquer à votre avocat que vous êtes sourd ou malentendant et surtout préciser vos besoins pour une audience : Langue des Signes (LSF), transcription simultanée et/ou utilisation de la boucle à induction magnétique, la Langue française Parlée et Complétée (la LfPC est un code manuel pour différencier les divers sons de la parole). Pour toute question relative à vos droits, vous pouvez contacter la permanence juridique «Agir Handicap» de l’association Droit Pluriel.
- Par mail : agir@droitpluriel.fr // Par téléphone : 09 80 80 01 49 // Par vidéo en langue des signes sur le site : https://droitpluriel.ddns.net/
Remerciements à Laure Berrebi Amsellem, Florie Lefebvre, Anne-Laure Gouby, Emilie Coignon, Sophie Grindatto, Solène Nicolas, Alexis Karacostas, Anne-Christine Legris et Fanny Petit-Maillot.
Ecrit par Estelle Thizy, chargée de projet à l’association Droit Pluriel qui œuvre pour une justice accessible à tous