C'est ce que semble penser Eric Borysewicz. Cet Associé au sein du cabinet Baker & McKenzie nous présente la proposition de loi du 22 juin 2011 qui pourrait bouleverser la façon dont le droit français appréhende l’imprévision contractuelle.
Après largement plus d’un siècle de stagnation, l’eau du Canal de Craponne semble soudain être entrée en ébullition.
Le principe d’intangibilité des contrats de droit privé en présence de circonstances économiques imprévisibles, élevé au rang de dogme par la Cour de Cassation depuis le célèbre arrêt de 1876 (1), est en effet aujourd’hui contesté de toutes parts, par la doctrine (2), par les propositions de réforme législative (3) et par la Cour de Cassation elle-même. La frénésie est telle qu’un groupe de députés a déposé le 22 juin dernier une proposition de loi visant à introduire dans notre droit le principe de l’imprévision sans attendre la réforme du droit des obligations actuellement (et depuis il est vrai de nombreuses années) en chantier.
Les solutions proposées par la jurisprudence
La jurisprudence a exploré principalement deux voies : la bonne foi et la cause. La nécessité d'exécuter les conventions de bonne foi édictée par l'article 1134 alinéa 3 du Code Civil a été invoquée dans certaines circonstances pour imposer une obligation de renégociation à la charge du créancier en cas de changement imprévu des circonstances économiques (4).
Plus récemment, dans un arrêt très largement commenté du 29 juin 2010 (5), la Cour de cassation a utilisé la notion de cause (article 1131 du Code Civil) pour permettre au débiteur de l'obligation de faire juger le contrat caduc en cas de survenance de circonstances venant priver l'obligation souscrite de "toutes contreparties réelles".
Cependant, la portée réelle de ces arrêts est diversement évaluée par la doctrine et l'étendue de cette évolution de la jurisprudence paraît encore incertaine.
La proposition de loi du 22 juin 2011
Le texte du nouvel alinéa de l’article 1134 du Code Civil résultant de la proposition de loi du 22 juin 2011 est le suivant :
" Si un changement de circonstances imprévisibles, rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation à son cocontractant mais doit continuer à exécuter ses obligations durant la renégociation. En cas de refus ou d’échec de la renégociation, le juge peut, si les parties en sont d’accord, procéder à l’adaptation du contrat, ou à défaut y mettre fin à la date et aux conditions qu’il fixe".
Les quatre observations suivantes peuvent être faites concernant cette proposition :
1°) Cet article ne trouvera application qu’en cas de survenance de circonstances " imprévisibles". En cela il s’agit bien de l’introduction dans notre droit d’un principe d’imprévision, le cocontractant simplement imprévoyant ne pouvant bénéficier de ces dispositions.
2°) La deuxième condition est que les circonstances rendent l’exécution "excessivement onéreuse". Ce critère est donc sensiblement moins strict que celui retenu par la Cour de Cassation dans son arrêt du 29 juin 2010 qui exige que l’engagement du débiteur soit privé "de toute contrepartie réelle".
3°) La troisième condition à l’application de ce texte est que le débiteur n’ait pas accepté d’assumer le risque de changement de circonstances et du caractère plus onéreux du contrat. Cette précision bienvenue rappelle que les contrats à terme ou à exécutions successives sont précisément des instruments de répartition des risques pour l’avenir. Cet aspect est donc préservé et il n’est pas douteux que c’est sur ce point que porteront les débats les plus acharnés entre les parties lorsqu’il s’agira d’appliquer ce texte.
4°) Enfin, on remarquera le souci des rédacteurs du projet de réaliser un équilibre entre les partisans d’un véritable principe d’imprévision, imposant des obligations au créancier de l’obligation et conférant des pouvoirs au juge et les farouches opposants à tout pouvoir d’adaptation du contrat par le juge.
Si ce projet ne met pas en place un véritable droit à renégociation du contrat, le refus d’une telle renégociation ou son échec imputable à une des parties peut entrainer la responsabilité de celle-ci. Si le juge ne se voit pas reconnaître un pouvoir général d’adaptation du contrat, les parties peuvent néanmoins lui donner ce pouvoir soit dans le contrat lui-même soit après la survenance des circonstances imprévisibles.
Il s’agit donc là d’un projet qui paraît particulièrement équilibré et qui introduirait dans notre droit des obligations une nouvelle souplesse afin de rendre celui-ci concurrentiel dans un monde où les changements de circonstances économiques brutaux et imprévisibles deviennent la norme.
Notes
(1) Cass. Civ., 6 mars 1876, D. 1876, 1, p. 193
(2) Voir « Les prévisions contractuelles à l’épreuve de la crise économique », RDC 2010, p. 379
(3) Art. 1335-1 à 1335-3 du projet « Catala » art. 92 du projet « Terré », art. 101 du projet de la Chancellerie
(4) Voir notamment arrêt HUARD Cass. Com. 3 nov. 1992 ; JCPG 1993 II, 2.2.6.1.4
(5) D. Mazeaud D. 2010 p. 2481