Faut-il encore modifier l’article 1er de la Constitution de la Vème République pour lutter contre les discriminations ?

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Mehdi Thomas Allal, maître de conférences à Sciences Po et responsable du pôle « vivre ensemble » du think tank le Jour d’après (JDA), nous livre son analyse de l'article 1 de la Constitution et les modifications qui pourraient en être faites.

« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. » Tel est l’énoncé précis de l’article 1er de notre Constitution. Le président Nicolas Sarkozy avait confié à Simone Veil la mission de réfléchir à introduire un principe de diversité dans le préambule de la Constitution. Ce bouleversement devait permettre de mettre en œuvre, par la loi, des « discriminations positives » en fonction de l’origine ethnoculturelle. Le rapport qui s’en était suivi avait jugé inopportune la modification du Préambule en ce sens… 

Aujourd’hui, ce sont plutôt les discriminations en raison de la religion qui semble fracturer la société française, selon le préjugé que l’islam serait incompatible avec la société française, et la modernité en général, ou selon des mobiles antisémites.

Il faut noter que la République « respecte toutes les croyances » – ce qui nuance le second alinéa de l’article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958 selon lequel « la République (…) assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction (…) de religion ». Cette disposition permet en effet d’exciper de l’article 1 des arrangements « raisonnables » pour faciliter le dialogue entre les différents cultes, pour encourager le « vivre ensemble » des usagers du service public quelle que soit leur confession, pour favoriser l’acclimatation des religions non catholique à la société française, principalement protestante, juive, musulmane et bouddhiste.

Des tentatives de rayer le mot « race » de la Constitution ont également vu le jour, notamment à l’initiative de la députée socialiste George Pau-Langevin, en y substituant par exemple le mot « ethnie ». La disparition du concept de « race », inopérant en sciences sociales et tristement funèbre dans l’histoire de l’humanité, aurait-elle pu néanmoins parvenir à éradiquer définitivement le racisme ?

Comme l’a fait remarquer l’historien Pap Ndiaye, spécialiste de la condition noire en France, « si l’on veut déracialiser la société, il faut bien commencer par en parler ». Surtout dans une société que l’on souhaite « inclusive » (Thierry Tuot) et « fraternelle », à la suite de l’abrogation du « délit de solidarité » en faveur des migrants irréguliers par une récente jurisprudence, issue d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), en date du 6 juillet 2018, déposée par les représentants de l’agriculteur Cédric Herrou.

Aujourd’hui, les craintes des organisations antiracistes concernent surtout l’utilisation du fichage des minorités ethnoculturelles à des fins policières, pour lutter contre la délinquance urbaine, ou, tout simplement, à des fins d’incitation à la haine raciale au nom de la liberté d’expression et de la presse… La délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et l’homophobie (DILCRAH) veille au grain, mais ses moyens sont faibles, notamment pour lutter contre la haine en ligne. La récente loi « Avia » devrait cependant permettre de tacler les plus positions les plus extrêmes… 

Comment prendre en compte les discriminations racistes sans identifier celles et ceux qui en souffrent le plus ? Comment garantir le caractère bienveillant de cette identification ? Quels sont les verrous constitutionnels pour encadrer la différenciation des « minorités nationales » à des fins propices à leur intégration sur le marché du travail, du logement, dans la fonction publique ou encore à l’école et l’université ? Tels sont les futurs chantiers auxquels les pouvoirs publics devraient dorénavant s’atteler.

Rappelons que les distinctions en fonction de l’origine ethnique sont strictement prohibées. Comment moduler cette prohibition sans contredire le pouvoir constituant ? La tradition républicaine, supposée aveugle aux différences, constitue l’un des caractères invariant de notre régime démocratique… Par ailleurs, l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) du 26 août 1789 dispose notamment que « tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. » Un auteur tel qu’Amartya Sen a tenté de démontrer la validité des « capacités » comme critère de sélection et d’élévation des êtres humains, autre que leurs prédispositions héréditaires, leur ADN ou le seul principe du mérite, afin de combattre la pauvreté.

La France a choisi de privilégier l’anonymat comme gage de compétence et de performance pour l’accès aux emplois publics et la désignation de nos élu-e-s. Quel principe constitutionnel pourrait consacrer cette méthode de sélection en droit positif ? Faut-il promouvoir le tirage au sort, comme cela se fait au niveau des conseils de quartier à l’échelon local ? Quels autres moyens ?

Peut-on s’appuyer sur l’article 1er aujourd’hui pour aménager les interdits constitutionnels dans l’accès aux ressources communes ? Quelle nouvelle rédaction proposer aux élu-e-s ou au peuple, sans dénaturer le principe d’égalité ? Comment redonner de l’effectivité aux droits fondamentaux de la personne humaine dans les pays occidentaux et ailleurs ?

Le principe de non-discrimination ou celui de l’existence d’« actions positives », de provenance européenne, peuvent-ils être rajoutés à l’article 1er ? Le droit d’asile, lui, reconnaît aujourd’hui, selon la convention de Genève (1951) et les protocoles qui s’en sont suivis, le critère de la race, de l’origine, de la religion ou des opinions politiques… comme justifiant l’octroi d’un statut de réfugié pour ceux et celles qui sont susceptibles de prouver des craintes de persécution ou des risques de conflit humanitaire ; en revanche, le climat ou le genre ne font malheureusement pas partie du lot.

Au contraire, les « actions positives » ont été introduites en droit interne via le principe d’égalité entre hommes et femmes, en vue de favoriser l’accès de ces dernières aux responsabilités politiques et professionnelles. Quel objectif à valeur constitutionnelle (OVC) peut-il venir contrecarrer la prohibition des distinctions en fonction de l’origine ? Peut-on considérer que les quotas en fonction d’un critère antidiscriminatoire reconnu par la loi ou la jurisprudence constituent un OVC ?

L’accès aux responsabilités peut-il être considéré, pour sa part, comme une composante du principe d’intérêt général ? Les « distinctions sociales » tolérées par l’article premier de la DDHC, au nom de « l’utilité commune », sont-elles solubles dans l’intérêt général ? Et l’intérêt général constitue-t-il un principe suffisamment puissant en droit constitutionnel pour transformer le principe d’égalité en un principe d’équité, selon lequel le pouvoir réglementaire peut tenir compte des différences de situation, comme a pu l’appeler de ses vœux le Conseil d’Etat dans son fameux rapport public annuel datant de 1996 ? Comment le rattacher au principe de « diversité ethnoculturelle », en sus de la justice sociale ou fiscale ? Quel crédit prêter au principe de « sauvegarde de la dignité humaine », déduit du préambule de la Constitution de 1946, contre toute forme d’asservissement et de dégradation, autre que celui d’encadrer les recherches sur la bioéthique et de lutter, éventuellement à l’avenir, contre la souffrance animale ?

Il faut remarquer qu’aujourd’hui, ce sont surtout les obstacles rencontrés par certaines catégories socio-professionnelles les plus défavorisées qui semblent parfois insurmontables. « La République tolère les actions positives en vue de lutter contre la pauvreté » : cet énoncé s’adresse néanmoins surtout aux plus démunis, faisant fi des discriminations exclusivement racistes qui sévissent encore aujourd’hui, afin de combattre les inégalités socio-économiques. L’énonciation « la République (…) assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction de capacités intellectuelles ou physiques, d’origine ou de religion » s’écarte-t-elle trop de la volonté des révolutionnaires français de 1789 ?

Il est possible également d’affirmer que « la République tolère les actions positives en faveur des personnes issues de l’immigration » : cette disposition ne prend malheureusement pas en compte les personnes qui sont Françaises depuis de multiples générations, mais qui n’ont pas la même couleur de peau, comme par exemple les minorités antillaises. Historiquement parlant, elle permet cependant de réparer les torts de ceux qui voulaient mettre en œuvre – et veulent encore - la « préférence nationale » des nationaux sur les étrangers. Pour combattre les discriminations qui sévissent entre ressortissants communautaires et extra-communautaires, pour combattre les quotas à l’immigration selon les pays d’origine, pour encourager l’intégration des résidents étrangers régulièrement entrés sur notre sol, pourquoi ne pas rédiger le second alinéa de l’article 1er de la Constitution comme suit : « la République (…) assure l’égalité devant la loi sans distinction d’origine, de nationalité ou de religion » ?

Le Conseil constitutionnel avait considéré, dans sa décision du 13 août 1993 relative à la loi « Pasqua » sur l’immigration, que « si le législateur peut prendre à l'égard des étrangers des dispositions spécifiques, il lui appartient de respecter les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République ; que s'ils doivent être conciliés avec la sauvegarde de l'ordre public qui constitue un objectif de valeur constitutionnelle, figurent parmi ces droits et libertés, la liberté individuelle et la sûreté, notamment la liberté d'aller et venir, la liberté du mariage, le droit de mener une vie familiale normale (…) ; qu'ils doivent bénéficier de l'exercice de recours assurant la garantie de ces droits et libertés. » Parmi ces libertés et droits fondamentaux pourrait figurer le principe d’égalité, sous réserve qu’il soit concilié avec l’OVC de la sauvegarde de l’ordre public.

La formulation « la République ignore les différences en raison de la couleur de peau » constituerait également, à nos yeux, un progrès évident… ou bien, plus simplement, « la République (…) assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de couleur ou de religion », permettant ainsi de tenir compte des stigmates et des traces de l’esclavage et de la colonisation. Elle peut s’énoncer autrement en indiquant que « la République ignore les différences en raison de l’apparence », ce qui permet de prendre en compte, outre les phénotypes ethno-raciaux, l’accoutrement, la laideur, la taille, l’obésité, la grossesse, la vieillesse, etc. et de lutter efficacement contre les « délits de faciès ». En revanche, la prise en compte de l’apparence ne permet pas de combattre les discriminations liées au patronyme ou à l’adresse.

Quelle est donc la terminologie idoine pour englober et viser l’ensemble des minorités, comme par exemple aussi les personnes en situation de handicap ou les LGBT ? Les termes de « minorités nationales » sont jugés contraires à l’esprit de la Ve République par les juges constitutionnels, au nom du principe de l’indivisibilité du peuple français. « La République respecte les droits des minorités nationales », ou bien « la République reconnaît les différentes minorités nationales », constituent des énoncés possibles pour venir moduler la jurisprudence constitutionnelle. Peut-on prendre cependant le risque d’éclatement de la nation ? Jusqu’où définir les termes de « minorités nationales » ?

Faut-il compléter par ces termes de « minorités nationales » exclusivement le titre de la Constitution dédié aux collectivités territoriales, qui jouissent d’un principe de libre administration et d’autonomie, pour certaines. Les minorités nationales, comme les Bretons, les Martiniquais, les Alsaciens ou les Corses, disposent déjà d’un territoire qui leur est affilié. En revanche, les minorités ethniques, culturelles, politiques ou religieuses sont éclatées sur tout le territoire métropolitain, comme par exemple les asiatiques, les latino-américains, les roms ou les kabyles. Leur identification pose problème au pouvoir constituant, alors que certains membres de ces minorités contestent l’existence même de communautés, en refusant d’être enfermés dans les carcans du « multiculturalisme »...

Affirmer que « la République préserve le caractère pluriel de l’identité nationale » heurte de plein fouet les adeptes du concept d’unité ou d’union nationale. Elle remet en cause également le combat de ceux qui dénoncent le « tentation identitaire » (Gilles Finchelstein) et l’adaptation des normes aux desiderata des minorités. Ne risque-t-on pas de figer les « identités », alors qu’il est admis, notamment selon les théories de l’« intersectionnalité », que les identités sont, par nature, mouvantes, et que les jeunes font preuve d’une formidable « capacité d’adaptation » (Anazade Amdjad) à leur environnement ?

Le modèle anglo-saxon joue sans doute, exagérément, un rôle de repoussoir, censé renforcer la ségrégation et le séparatisme. N’a-t-il pas habilement permis de faire droit, comme au Canada et aux Etats-Unis, aux revendications des peuples autochtones et des amérindiens dans leur quête de reconnaissance et de respectabilité ? 

Les réserves accordées ou les excuses dispensées aux uns et aux autres suffisent-elles cependant à effacer le génocide et plusieurs siècles de relégation, dont elles ont souffert après la découverte et la conquête de l’Amérique ? Ce modèle n’a-t-il pas fait place également à des politiques d’affirmative action, dont la constitutionnalité a été encadrée par la Cour suprême américaine, qui ont fait l’objet d’un certain reflux dans plusieurs Etats fédérés. En tout état de cause, contrairement aux méthodes du recensement telles qu’elle sont pratiquées outre-Manche et outre-Atlantique, les statistiques ethniques ont été considérées par le juge constitutionnel français, à l’exception de celles qui ont pour objet des études à des fins sociologiques, comme contraires à la norme suprême. Aujourd’hui, il faut noter que le développement d’internet des nouvelles technologies a changé la donne, avec l’apparition de nombreux fichiers « ethniques » illégaux à des fins purement mercantiles… Il existe certes une autorité administrative indépendante (AAI), la CNIL, qui refuse parfois de constituer de tels fichiers, mais sa force de frappe est démesurément faible face aux GAFA et autres plateformes numériques.

Jusqu’à présent, le législateur français s’est donc fondé sur des critères suffisamment « neutres », comme l’origine géographique ou encore les positions sociales, pour élaborer un modèle proprement républicain de « discrimination positive » et accélérer l’intégration des minorités ethniques, largement surreprésentées dans les quartiers populaires. Comment prendre en compte la lutte contre les discriminations racistes sans remettre en cause ce modèle républicain, fondé sur des choix collectifs et partagés, tel qu’il a existé et a été encouragé depuis le début des années 1980 ?

La formule « la République combat les discriminations quel que soit leur critère prohibé par la loi et la jurisprudence » se suffit-elle à elle-même ou faut-il la compléter par l’ajout des « actions positives », car elle suppose d’entériner des propositions concrètes pour favoriser l’égal accès aux responsabilités. Mais elle préserve également la possibilité de se passer de mesures de rattrapage ou de traitements préférentiels. Elle prend en compte les actions de groupe comme instrument de lutte contre les discriminations, introduites récemment en droit interne, et qui permettent de sortir de l’isolement subi le plus souvent par les victimes de discrimination. Elle permet, enfin, de reprendre à son compte toute l’ingénierie relative à la lutte contre les discriminations, développée par exemple par les syndicats, le Défenseur des droits (DDD) ou encore en matière d’aménagement de la charge de la preuve, et qui bénéficie aujourd’hui à l’ensemble des critères  antidiscriminatoires reconnus par la loi et la jurisprudence.  

Notons qu’il existe déjà au niveau du gouvernement français, sous l’ère d’Emmanuel Macron, un secrétariat d’Etat en charge de l’égalité femmes / hommes et de la lutte contre les discriminations…

Ces hypothétiques modifications de l’article 1er de la Constitution de la Ve République sont donc nombreuses et variées. Elles permettent d’envisager, sereinement et sérieusement, une évolution de notre modèle républicain sans bousculer les convictions des uns et des autres. Point besoin de révolution guerrière, juste une modification de notre Constitution, comme il en a été proposé maintes fois par les pouvoirs publics, parfois de façon profonde et radicale comme avec la charte de l’Environnement. En revanche, il y a aujourd’hui urgence à prendre en compte, d’une manière ou d’une autre, le caractère métissé et mélangé de notre population, ainsi que de notre peuplement. Les théories du « grand remplacement » font tant de mal qu’elles imposent d’être combattues sur le plan juridique et légal.

Mehdi Thomas Allal, maître de conférences à Sciences Po et responsable du pôle « vivre ensemble » du think tank le Jour d’après (JDA)


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