Lucie Mongin-Archambeaud, counsel au sein du cabinet Osborne Clarke et Lucie Champetier, avocate, Osborne Clarke décryptent les possibilités d'engagement de la responsabilité pénale de l'employeur dont les salariés continuent à se rendre sur leur lieu de travail à l'occasion de la crise sanitaire actuelle. Selon elles, plusieurs obstacles s'opposent à ce que soit engagée cette responsabilité pénale.
Au lendemain de la condamnation d’Amazon France de « restreindre l'activité de ses entrepôts aux seules activités [essentielles], sous astreinte, d'un million d'euros par jour de retard et par infraction constatée » tant que l'évaluation des risques professionnels inhérents à l'épidémie de Covid-19 n’a pas été réalisée (Trib. Jud. Nanterre, 14 avril 2020), la question de la responsabilité civile et pénale de l’employeur se pose de manière de plus en plus clairement.
Rappelons que le Gouvernement a ordonné par voie d’arrêté du 14 mars 2020 la fermeture d’établissements recevant du public jusqu’au 15 avril 2020 à l’exception de certains, dits « essentiels à la vie de la Nation ».
Pour les autres secteurs, le principe est la continuité de l’activité, en appliquant les mesures adaptées lorsque le télétravail n’est pas possible.
L’employeur doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et la santé physique et mentale des travailleurs. Ces mesures comprennent des actions de prévention des risques professionnels, des actions d’information et de formation, la mise en place d’une organisation et de moyens adaptés. Il doit également veiller à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l’amélioration des situations existantes (L. 4121-1 du Code du Travail).
L’employeur a une obligation de moyen renforcée de sécurité vis-à-vis de ses salariés (Soc. 25 nov. 2015, pourvoi n° 14-24.444, Bull. 2015, V, n° 234 ; Ass. Plénière, 5 avr. 2019, n° 18-17.442) qui, si elle n’est pas respectée, peut entraîner la responsabilité civile de l’employeur pour faute inexcusable (L.452-1 du Code de la sécurité sociale).
Au-delà de cette responsabilité, même s’il n’y a eu aucune condamnation pour mise en danger de la vie d’autrui concernant l’épidémie H1N1, nombre d’entreprises s’interrogent sur leur possible responsabilité pénale, notamment dans l’hypothèse où un salarié viendrait à être infecté par le COVID 19.
Cette interrogation est d’autant plus légitime après la série de plaintes pénales du chef de mise en danger de la vie d’autrui déposées dans le secteur de la grande distribution, de la construction ou de l’industrie. Elle l’est encore davantage après la multiplication des condamnations ces dernières années de l’employeur pour mise en danger d’autrui ou faute pénale non intentionnelle.
On se rappelle en particulier de la condamnation pour mise en danger de la vie d’autrui de l’employeur qui n’avait pas respecté les obligations relatives à la protection contre les risques liés à l’exposition à l’inhalation de poussières d'amiante (Crim., 19 avr. 2017, n° 16-80.695).
Cependant, de nombreux obstacles s’opposent à cette responsabilité pénale.
Le délit de mise en danger d’autrui
Le délit de mise en danger d’autrui est défini à l’article 223-1 du Code pénal, selon lequel « le fait d'exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende » (et jusqu’à 75 000 € pour les personnes morales).
La condition préalable de ce délit est la violation d’une « obligation particulière » de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement.
La notion « d’obligation particulière » de prudence ou de sécurité
La jurisprudence a eu l’occasion de préciser que l’obligation « particulière » devait consister en la violation d’un règlement précis, et non la seule violation de l’obligation générale de sécurité (Crim., 17 sept. 2002, n° 01- 84.381).
Une obligation particulière de prudence ou de sécurité impose « un modèle de conduite circonstancié » laquelle émane généralement soit d’un décret, soit d’un arrêté, énoncé de manière objective et suffisamment précise pour ne laisser place à aucune appréciation personnelle (Crim., 29 juin 2010, n° 09-81.661, Crim. 19 avril 2017, n°16-80.695 et Crim. 13 novembre 2019, n°18-82.718).
Ainsi, le non-respect des mesures de sécurité figurant sur le site internet d’un Ministère, les simples recommandations des autorités administratives et autres informations concernant les bonnes pratiques pour lutter contre la propagation du virus ne figurant ni dans la loi, ni dans un acte administratif ne devraient pas permettre de caractériser le délit de mise en danger.
Quant à l’article 2 du Décret du 23 mars 2020 imposant à tout la population « Afin de ralentir la propagation du virus, les mesures d'hygiène et de distanciation sociale, dites « barrières », définies au niveau national, doivent être observées en tout lieu et en toute circonstance », il ne prescrit pas de règles précises et spécifiques à l’employeur.
La mise en danger d’autrui exige également la volonté délibérée d’enfreindre l’obligation particulière et un lien de causalité avec le risque immédiat de mort ou de blessures
Ces deux dernières conditions ne seront pas aisément démontrables, en ce qui concerne le COVID 19.
La volonté d’enfreindre l’obligation particulière suppose que les règles soient édictées avec suffisamment de précision, et n’aient pas été mises en place.
Quant au lien de causalité qui exige de démontrer que le comportement imprudent peut causer un risque certain et avéré pour la santé humaine, il n’est pas évident en l’état actuel des connaissances scientifiques.
Les autres infractions non intentionnelles
D’autres infractions non intentionnelles, combinées à l’article 121-3 du Code pénal, ont parfois été visées dans plaintes déposées récemment contre divers employeurs, reposant également sur les textes suivants :
- 221-6 du Code pénal en cas de décès de l'employé (homicide involontaire) ;
- 222-19 du Code pénal en cas d'incapacité de travail de l'employé supérieure à trois mois ;
- R. 625-2 du Code pénal en cas d'incapacité de travail de l'employé inférieure ou égale à trois mois.
Pour mémoire, en cas de causalité directe entre le dommage et la faute de l'auteur, une faute simple suffit à engager la responsabilité de l'auteur, alors qu’en cas de causalité indirecte entre le dommage et la faute, la responsabilité de ce dernier ne peut être engagée que s'il a commis une faute qualifiée, à savoir soit une faute caractérisée ayant exposant autrui à un danger qu'il ne pouvait ignorer, soit une faute délibérée, c'est-à-dire la violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement (article 121-3 al. 3 du Code pénal).
En matière d’homicide ou de blessures involontaires, la Chambre criminelle a constamment jugé que le lien de causalité entre le manquement à l’obligation de sécurité par l’employeur et l’accident était indirect (Crim., 23 mars 2004, n° 03-83.123).
Concernant plus particulièrement le COVID 19, il ne pourra donc en être autrement, ce d’autant que le manquement à l’obligation particulière de prudence n’est pas « la cause unique, exclusive, ou la cause immédiate ou déterminante de l’atteinte à l’intégrité de la personne » (D. Commaret, La loi du 10 juillet 2000 et sa mise en œuvre par la chambre criminelle de la Cour de cassation, GP 12-13 avril 2002, p . 4).
Resteront donc à démontrer la faute délibérée ou caractérisée, ce qui nous semble délicat au vu de ce qui précède sur l’absence d’obligation particulière, à ce jour, pour l’employeur.
Les infractions d’abstention
Conscients de la difficulté de la démonstration de la responsabilité pénale de l’employeur dans le cadre de la pandémie actuelle, les plaignants ont parfois visé les infractions d’abstention, comme la non-assistance à personne en péril (223-6 du Code pénal) ou encore l’abstention de combattre un sinistre de nature à créer un danger pour la sécurité des personnes (article 223-7 du Code pénal).
Là encore, l’application stricte du droit pénal exigera la réunion de plusieurs éléments tels que la démonstration de l’imminence du péril nécessitant une intervention immédiate (Crim., 13 janv. 1955, Bull. crim. n° 37) ou encore la démonstration de la conscience du danger encouru.
En conclusion, si de nombreux obstacles s’opposent à la responsabilité pénale de l’employeur, il est néanmoins recommandé de suivre les conseils figurant dorénavant sur le site internet du Ministère du Travail et indiquant que :
« l’employeur qui met à leur disposition des moyens de protection tels que savons, gel hydro alcoolique et les informe régulièrement et de façon actualisée sur la prévention des risques de contamination (rappel des gestes barrière et de distanciation) en adaptant leur formation à la situation de l’entreprise et à la nature des postes occupés ne devrait pas encourir de sanction pénale ».
Lucie Mongin-Archambeaud, Counsel chez Osborne Clarke et Lucie Champetier, avocate, Osborne Clarke