Claudia Chemarin, associée, et Paul Dalmasso, du cabinet Chemarin & Limbour, livrent leur analyse des dernières décisions concernant Amazon et notamment la décision du 24 avril 2020 de la cour d'appel de Versailles confirmant l'ordonnance de référé du 14 avril.
Vendredi 24 avril, par deux décisions, aussi singulières que la période que nous vivons, les juges ont considérablement alourdi les contraintes pesant sur les employeurs.
Alors que les textes ne prévoient aucune consultation du CSE pour la mise à jour du DUERP, ces décisions retiennent une solution peu compatible avec les impératifs d'urgence que nécessite la reprise de l'activité économique.
Le 24 avril 2020, la cour d’appel de Versailles1 a confirmé l’ordonnance de référé rendue le 14 avril 2020 par le tribunal judiciaire de Nanterre, enjoignant à la société AMAZON LOGISTIQUE FRANCE :
« de procéder, en y associant les représentants du personnel, à l’évaluation des risques professionnels inhérents à l’épidémie de covid-19 sur l’ensemble de ses entrepôts ainsi qu’à la mise en œuvre des mesures prévues à l’article L 4121-1 du code du travail en découlant. »
Le même jour, le tribunal judiciaire de Lille2, saisi par la fédération CGT des personnels du commerce, de la distribution et des services, ordonnait à la société CARREFOUR HYPERMARCHES SAS :
« de procéder, pour son magasin Carrefour de Lomme, à la mise à jour du document unique d’évaluation des risques professionnels en y associant en amont le Comité Social et Economique d’Etablissement »
En cause donc, l’obligation de l’employeur d’« assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs » (L. 4121-1 du Code du Travail) dont le respect suppose, dans le contexte sanitaire actuel, trois composantes :
- une évaluation des risques induits par l’épidémie de COVID-19 ;
- sur la base de cette évaluation, la mise en œuvre de mesures « permettant une maitrise appropriée des risques spécifiques à cette situation exceptionnelle »4 ;
- l’obligation de former et d’informer les salariés afin de garantir l’efficacité des mesures prises pour lutter contre la propagation de l’épidémie.
L’appréciation par le juge du respect de ces impératifs se fait à travers le prisme des décrets et autres règlements pris dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire déclaré par le législateur le 23 mars dernier, mais également à l’aune des préconisations des différents ministères (travail, santé).
Concernant l’évaluation des risques professionnels par l’employeur, la cour d’appel de Versailles fait preuve de pédagogie en rappelant dans son arrêt que :
« [s]i la réglementation n’impose pas de méthode particulière, la méthode retenue doit permettre d’appréhender la réalité des conditions d’exposition des salariés aux dangers. Ainsi, la circulaire n°6 DTR du 18 avril 2002 énonce que l’évaluation des risques constitue un véritable travail d’analyse des modalités d’exposition des salariés à des dangers ou à des facteurs de risques et qu’elle trouve sa raison d’être dans les actions de prévention et d’élimination des risques qu’elle va susciter, que cette approche « doit être menée en liaison avec les instances représentatives du personnel, de façon à favoriser le dialogue social, en constituant un facteur permanent de progrès au sein de l’entreprise. […].
Par ailleurs, ainsi que le relève la circulaire, l’évaluation des risques gagnera en qualité si l’employeur entame une approche pluridisciplinaire en convoquant des compétences médicales (notamment médecine du travail), techniques et organisationnelles. »
S’appuyant sur les articles L. 2316-1, 3 et L. 2312-8, 4° du code du travail, la cour écarte en outre le moyen de la défenderesse selon lequel aucune consultation du Comité Social et Economique de l’entreprise n’était imposée par la loi pour l’élaboration du DUERP (Document Unique d’Evaluation des Risques Professionnels) :
« La contagiosité spécifique du Covid-19 […], entraîne nécessairement, contrairement à ce que soutient l’appelante, une modification importante de l’organisation du travail […]. Il en résulte qu’en application des articles L.2316-1 3° et L.2312-8 4° du code du travail, le comité économique et social central devait être seul consulté sur les mesures d’adaptation communes aux six établissements de la société Amazon France Logistique, s’agissant d’aménagements importants modifiant les conditions de santé et de sécurité ainsi que les conditions de travail […].
Par conséquent, il appartenait à la société Amazon de consulter le CSE central dans le cadre de l’évaluation des risques - comprenant la modification du DUER -, puis la mise en œuvre des mesures appropriées, sans pour autant ignorer les CSE d’établissement lesquels, dans le cadre de cette démarche d’évaluation, devaient être consultés et associés en leur qualité de représentants des salariés, étant rappelé que le comité social et économique a pour mission de promouvoir la santé, la sécurité et l’amélioration des conditions de travail dans l’entreprise »4.
Ce rappel fait, la cour confirme l’ordonnance de condamnation aux motifs que :
« dans ce contexte, la société Amazon qui aurait pu solliciter des conseils extérieurs pour l’accompagner dans sa démarche ne justifie pas de sa volonté de procéder à une évaluation des risques de qualité à la hauteur des enjeux d’une pandémie, selon une approche pluridisciplinaire et en concertation étroite avec les salariés, premiers acteurs de leur sécurité sanitaire ».
Les juges pointent en outre dans leur décision l’absence de démarche effectuée par l’employeur pour modifier les DUERP au regard des risques psycho-sociaux résultant de l’épidémie et de la modification des conditions de travail qui en résulte.
Une fois les risques identifiés et évalués, il appartient à l’employeur de prendre les mesures de protection adéquates.
Concernant le type de mesures concrètes que l’employeur est tenu de mettre en œuvre, les décisions rendues par la cour d’appel de Versailles et le tribunal judiciaire de Lille permettent de tirer les enseignements suivants :
- outil de suivi des salariés porteurs du virus ou suspectés de l’être : l’employeur doit se doter d’un outil lui permettant d’identifier tout salarié porteur du virus afin d’éviter, autant que faire se peut, la contamination d’autres salariés. Cet outil de suivi doit également permettre de déterminer, en tenant compte de ses horaires et lieux de travail, avec quels autres salariés une personne contaminée a pu entrer en contact. Il appartient à l’employeur de prendre des mesures efficaces vis-à-vis de ces dernières pour les protéger et éventuellement éviter qu’elles ne contaminent à leur tour d’autres salariés.
Afin d’identifier les salariés porteurs du virus, une prise de température peut être proposée aux salariés.
- mesures de « distanciation sociale » : l’employeur doit être vigilant concernant le respect des distances entre les salariés, particulièrement dans les lieux dans lesquels les salariés ont l’habitude de se réunir, comme l’entrée des sites ou encore les vestiaires de l’entreprise. Il a ainsi été jugé par le tribunal judiciaire de Nanterre que l’utilisation d’un portique tournant à l’entrée d’un site était inappropriée en raison du fort risque de contamination induit.
Pour maintenir l’utilisation de ce portique, en dépit de la recommandation de l’Inspection du Travail, l’entreprise invoquait un motif de sécurité, lié au risque incendie, et a choisi de une solution alternative en fournissant individuellement à chaque employé du gel hydroalcoolique à l’entrée du site.
Cette solution a été considérée comme insuffisante par les juges en raison de l’augmentation de la file d’attente qu’elle générait, sans pouvoir garantir le respect d’une distance minimale entre les salariés.
Par ailleurs, la décision prise par l’entreprise de de restreindre l’accès aux vestiaires aux seuls salariés venant travailler en transport en commun ou en motocyclette a été considérée insatisfaisante en ce qu’elle contraignait les autres salariés à déposer leurs manteaux les uns à côté des autres sur des rambardes à proximité de leur poste de travail, générant ainsi de nouveaux risques de contamination.
Enfin, de manière plus générale, l’employeur doit s’assurer que le respect des mesures de « distanciation sociale » soit en pratique réalisable, notamment en limitant le nombre de personne se trouvant dans un espace de travail donné. Il est donc recommandé de mettre en place un système permettant de réguler le nombre de personnes ayant accès à un lieu donné (open-space, entrepôts, magasins, etc) sans jamais dépasser un nombre prédéterminé afin de permettre un espacement suffisant entre elles.
Dans le but de favoriser une circulation fluide entre les salariés, une signalétique spécifique, tel qu’un marquage au sol, peut être mise en place.
Dans la même logique, la durée et les lieux des temps de pause doivent être aménagés (espacements des chaises, modification des horaires, etc).
- mise à disposition de matériel de protection : gel hydroalcoolique, gants, masques.
- augmentation de la fréquence de nettoyage des lieux et des outils de travail : des mesures devront également être prises par l’employeur pour prévenir la propagation du virus résultant de la manipulation d’outils ou de marchandises par plusieurs salariés (utilisation de gel hydroaclcoolique, mise en place d’un protocole de désinfection des outils avant et/ou après utilisation, etc).
- réalisation d’un audit interne visant à s’assurer que les salariés ont à leur disposition le matériel de protection adéquat (masque, gants, gel hydroalcoolique, etc).
- salariés chargés de contrôler le respect des mesures de protection mises en œuvre : bien que cette mesure ait été contestée par les syndicats au sein de l’entreprise AMAZON, l’employeur avait confié à des « ambassadeurs hygiène et sécurité », choisis parmi des salariés volontaires ou intérimaires, la mission de veiller au respect des consignes de sécurité.
- dispositif de prévention des risques psycho-sociaux : l’employeur doit prendre les mesures visant à prévenir les risques psycho-sociaux qui résultent du risque de contamination lui-même, mais également des réorganisations et modifications des conditions de travail mises en place pour endiguer l’épidémie.
A ce titre le tribunal judiciaire de Nanterre, pleinement approuvé par les juges d’appel, relevait qu’il était nécessaire que l’évaluation des risques « rende compte des effets sur la santé mentale induits notamment par les changements organisationnels incessants (modification des plages de travail et de pause, télétravail, ...), les nouvelles contraintes de travail, la surveillance soutenue mise en place quant au respect des règles de distanciation et les inquiétudes légitimes des salariés par rapport au risque de contamination à tous les niveaux de l’entreprise. »
Evidemment, l’ensemble de ces mesures ne sont mentionnées qu’à titre d’exemple et chaque employeur devra procéder à une analyse des risques spécifiques auxquels chacun de ses salariés est exposé dans le cadre de son activité, afin de prendre les mesures de nature à garantir leur sécurité.
Dernier élément du triptyque visant à assurer la sécurité des travailleurs : la délivrance aux salariés d’une formation et d’une information adéquate.
A défaut de formation et d’information de ses salariés concernant les mesures mises en œuvre pour assurer leur sécurité dans le contexte de l’épidémie, l’employeur ne peut échapper à sa responsabilité.
La cour d’appel de Versailles relève ainsi que l’employeur a manqué à « son obligation de formation des salariés de l’entreprise, du personnel intérimaire et des prestataires provenant d’entreprises extérieures qui interviennent sur le site, étant notamment observé qu’il n’est pas établi que les documents de formation produits aux débats aient été portés à la connaissance de chaque personne présente sur le site et expliqués. A titre d’exemple, la diffusion sur deux écrans de télévision installés dans la salle de pause et de réfectoire des “slides” préparés par la direction du site de Saran, selon constat d’huissier du 18 mars 2020, ne suffit pas à satisfaire à l’obligation d’information qui doit être individualisée selon les postes de travail ».
Le tribunal judicaire de Nanterre avait quant à lui relevé que :
« Le dispositif de formation présenté par la société […] est cependant insuffisant, en ce qu’il apparaît peu adapté à la mise en application à chaque poste de travail. Ainsi aucune formation particulière n’est dispensée sur l’emploi des gants, alors même qu’il est indiqué aux salariés que ces gants peuvent servir de support au virus. »
Il appartiendra à l’employeur de démontrer qu’il s’est conformé à l’ensemble de ces obligations, ce qui suppose :
- d’actualiser régulièrement le Document Unique d’Evaluation des Risques Professionnels afin de tenir compte des nouveaux risques identifiés ou des variations d’intensité des risques connus ;
- de démontrer que les instances représentatives du personnel ont été consultées dans le cadre de ce processus ;
- de formaliser, dans des protocoles écrits, l’ensemble des mesures prises visant à lutter contre la propagation de l’épidémie ;
- de formaliser le processus d’information des salariés, cette information devant être fournie « de manière appropriée » (Ordonnance de référé du TJ de Nanterre du 14 avril 2020) ;
- de formaliser le suivi de formation de chaque salarié.
Enfin, la rédaction d’un plan de prévention des risques (R. 4512-6 du Code du Travail) qui s’impose à l’employeur en cas de coactivité avec une ou plusieurs autres entreprises (R. 4511-1 et suivants du Code du Travail), doit inclure une analyse des risques résultant de l’épidémie ainsi qu’une description des mesures de prévention visant à y remédier.
Le non-respect de l’une des obligations susvisées est de nature à engager la responsabilité tant civile que pénale de l’employeur.
Claudia Chemarin, avocate associée et Paul Dalmasso, avocat, du cabinet Chemarin & Limbour
1. CA Versailles, 24 avril 2020, RG n°20/01993 SAS et AMAZON France LOGISTIQUE / UNION SYNDICAL SOLIDAIRE, confirmant l’ordonnance de référé du tribunal judiciaire de Nanterre du 14 avril 2020 RG n°20/00503
2. Tribunal judiciaire de Lille, 24 avril 2020, RG n°20/00395
3. Ordonnance de référé du TJ de Nanterre, précitée
4. Les juge des référés du tribunal judiciaire de Lille, dans son ordonnance, parvient à la même conclusion : « Si aucune disposition légale n’impose la consultation préalable des instances représentatives du personnel avant la rédaction ou mise à jour du DUERP, la circulaire du DRT 2002-6 du 18 avril 2002 précise que les représentants des salariés doivent être associés à l’évaluation de ces risques. […]. Il convient en outre de rappeler que le comité social et économique a pour mission de promouvoir la santé, la sécurité et l’amélioration des conditions de travail dans l’entreprise et qu’il doit être consulté en cas de modification importante de l’organisation du travail ».