Anne Bost, associée au sein du cabinet De Guillenchmidt & Associés (DGA), analyse pour le Monde du Droit la possibilité d'engager la responsabilité des maires pour les décisions qu'ils ont pu prendre durant la crise sanitaire actuelle — comme la réouverture des écoles.
Alors que, dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire et de lutte contre l’épidémie de Covid-19, les maires ont vu leurs pouvoirs de police largement bridés, les édiles ont manifesté une vive inquiétude concernant la mise en jeu de leur responsabilité à l’occasion du déconfinement qui débute le 11 mai et, notamment, de la question épineuse de la réouverture des établissements scolaires.
En effet, l’Etat a laissé aux maires la responsabilité de prendre les décisions afin de procéder, dans la mesure du possible, à la réouverture des écoles, des cantines et des crèches. Les élus sont ainsi placés en première ligne et craignent d’être visés par des plaintes ou actions contentieuses en cas décès ou de séquelles graves résultant de la contamination d’un élève ou d’un membre du personnel par le Covid-19.
Fait révélateur de leur désarroi, 334 maires de la région parisienne ont signé une lettre ouverte par laquelle l’association des maires d’Ile-de-France (AMIF) a demandé solennellement au Président de la République de repousser la réouverture des écoles à une date ultérieure. Les maires s’alarment notamment de la responsabilité qui pèse sur leurs épaules :
« Nous ne comprenons pas pourquoi l’Etat se désengage de ses responsabilités en la matière, alors même que l’éducation d’une part, et la santé d’autre part, sont des compétences régaliennes.
Comment pourrions-nous prendre ce type de décisions dans un contexte de crise sanitaire extrêmement grave alors que nous n’en avons ni la compétence, ni les moyens, ni la responsabilité ? ».
La question de la mise en jeu de la responsabilité des maires se pose tant sur le terrain pénal qu’en matière administrative.
La responsabilité pénale
La multitude de plaintes pénales déjà déposées contre des responsables politiques et des dirigeants d’entreprises depuis le début de la crise sanitaire inspirent les craintes les plus vives aux maires qui, à compter du 11 mai, ont été invités à rouvrir les écoles dans le respect d’un protocole sanitaire strict prévu par le ministère de l’Education nationale et à l’élaboration duquel les élus n’ont pas été associés.
En cas de contamination et de décès consécutifs à la réouverture des établissements scolaires, ils redoutent en effet d’être poursuivis pour homicides ou blessures involontaires, ou encore pour mise en danger de la vie d’autrui.
De tels délits non-intentionnels peuvent voir engager la responsabilité pénale des maires, dont le régime a été clarifié dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.
Les cas de mise en jeu de la responsabilité pénale des maires : un dispositif déjà bien encadré depuis la loi Fauchon
La mise en jeu de la responsabilité pénale est encadrée depuis la loi n°2000-647 du 10 juillet 2000 tendant à préciser la définition des délits non intentionnels, dite loi Fauchon.
Cette loi a modifié l’article 121-3 du code pénal en insérant les alinéas 3 et 4 suivants :
« Il y a également délit, lorsque la loi le prévoit, en cas de faute d’imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, s’il est établi que l’auteur des faits n’a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait.
Dans le cas prévu par l’alinéa qui précède, les personnes physiques qui n’ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n’ont pas pris les mesures permettant de l’éviter, sont responsables pénalement s’il est établi qu’elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elles ne pouvaient ignorer ».
En outre, concernant spécifiquement les maires, les dispositions précitées du code pénal s’articulent avec l’article L.2123-34 du code général des collectivités territoriales qui dispose que le maire ne peut être condamné pour des faits non intentionnels « que s’il est établi qu’il n’a pas accompli les diligences normales compte tenu de ses compétences, du pouvoir et des moyens dont il disposait ainsi que des difficultés propres aux missions que la loi lui confie ».
C’est la notion de « faute caractérisée » qui a suscité l’inquiétude des maires dans le cadre de la crise sanitaire actuelle, la jurisprudence ayant parfois lourdement condamné des élus sur ce fondement dont les contours sont en définitive assez flous et à géométrie variable. Selon la Cour de cassation, la faute caractérisée repose pour l’essentiel sur le degré de connaissance du risque par l’élu.
Un maire a par exemple été condamné pour homicide involontaire dans le cas d’un enfant décédé des suites d’un accident survenu sur une aire communale de jeux. La Cour de cassation a jugé que le maire, qui connaissait la dangerosité de cette installation et qui disposait des compétences, des moyens et de l’autorité nécessaires pour prévenir le dommage, avait, en omettant de prendre les mesures utiles pour faire enlever l’élément de jeux à l’origine de l’accident, commis une faute caractérisée exposant autrui à un risque d’une particulière gravité que cet élu ne pouvait ignorer (Cass. Crim., 2 décembre 2003, n°03-83.008).
Concernant l’épidémie de Covid-19, le degré de connaissance dont peut disposer l’élu est plus qu’aléatoire et varie chaque semaine, voire chaque jour.
Le législateur a donc clarifié le texte au regard des circonstances sanitaires.
La prise en compte de l’état d’urgence sanitaire par la loi du 11 mai 2020
Après un bras de fer entre l’Assemblée Nationale et le Sénat, les deux chambres ont trouvé un terrain d’entente dans la loi n°2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions.
Lors des débats parlementaires, contre l’avis du gouvernement, le Sénat avait adopté un amendement visant à aménager le régime de responsabilité pénale des employeurs, élus locaux et fonctionnaires amenés à prendre des mesures dans la mise en œuvre du déconfinement. Le but de cet amendement était de limiter la responsabilité des élus, pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire lié à la crise du Covid-19, aux seules fautes intentionnelles, fautes par imprudence ou négligence ou encore violations manifestement délibérées d’une mesure de police administrative.
L’Assemblée Nationale a rejeté cet amendement, en ne souhaitant pas créer de régime propre à l’état d’urgence sanitaire lié au Covid-19, mais en appréciant l’éventuelle faute de l’élu in concreto, en prenant en considération les circonstances particulières de la situation, et notamment de l’état des connaissances scientifiques au moment des faits.
Un compromis a finalement été trouvé par la commission mixte paritaire : le texte adopté précise les conditions dans lesquelles peut être engagée la responsabilité pénale des maires et employeurs en insérant au code de la santé publique un article L.3136-2 (dans le titre consacré aux menaces et crises sanitaires graves) qui dispose :
« L’article 121-3 du code pénal est applicable en tenant compte des compétences, du pouvoir et des moyens dont disposait l’auteur des faits dans la situation de crise ayant justifié l’état d’urgence sanitaire, ainsi que de la nature de ses missions ou de ses fonctions, notamment en tant qu’autorité locale ou employeur. »
Si ce texte reprend les critères traditionnels, relatifs aux compétences, pouvoirs et moyens du maire, ainsi qu’à la nature de ses missions et fonctions, il les replace surtout dans le contexte d’état d’urgence sanitaire, dont le juge devra impérativement tenir compte.
Ce texte ne bouleverse donc pas le cadre juridique existant, mais ces précisions et cette contextualisation permettent de rappeler qu’en cas de crise sanitaire, les maires sont soumis aux décisions du gouvernement, qu’ils doivent faire appliquer.
En effet, la prévention des épidémies relève normalement de la compétence de l’Etat.
La loi d’urgence du 23 mars 2020 a en outre introduit dans le code de la santé publique un chapitre relatif à l’état d’urgence sanitaire : ces nouvelles dispositions confient au Premier ministre, au ministre de la Santé et au préfet le pouvoir de prendre toute mesure nécessaire « en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population ».
La police spéciale et les décisions les plus importantes sont donc dévolues à l’Etat et à ses représentants.
Dès lors, les maires ne sauraient être tenus pour seuls responsables de l’application des consignes gouvernementales.
Les nouvelles dispositions ainsi adoptées devraient être de nature à rassurer les maires en évitant que l’Etat ne se décharge de sa propre responsabilité sur les élus locaux qui, dans la situation particulière d’état d’urgence sanitaire, ne sont chargés que de la mise en œuvre des décisions qui leur sont imposées.
Dans sa décision n°2020-800 DC du 11 mai 2020, le Conseil constitutionnel a reconnu la conformité de ces dispositions à la Constitution.
La responsabilité administrative
Depuis le début de l’état d’urgence sanitaire, les juridictions administratives ont considérablement réduit la marge de manœuvre des maires qui souhaitaient réglementer les déplacements sur le territoire de leur commune (couvre-feu, port du masque obligatoire etc.), dans le cadre de leur pouvoir de police générale.
Dans une ordonnance du 15 avril 2020 (commune de Sceaux, n°440057), le Conseil d’Etat a ainsi fortement limité les pouvoirs des maires en imposant, au nom de la cohérence nationale, que ces pouvoirs ne s’en tiennent qu’aux seules mesures décidées par l’Etat.
Le Conseil d’Etat a ainsi entériné une approche centralisée de la politique sanitaire de lutte contre l’épidémie.
Malgré cela, dans le cadre du déconfinement amorcé le 11 mai, les maires sont placés en première ligne dès lors que le gouvernement a indiqué qu’il leur appartenait de décider de la réouverture des écoles.
Si le pouvoir de police spéciale en matière d’épidémie et dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire relève de la compétence de l’Etat, on ne peut toutefois exclure que la responsabilité d’une commune soit recherchée dans l’hypothèse où les mesures prises localement seraient jugées insuffisantes et auraient favorisé des contaminations.
En cas de contamination d’un élève (et alors même que le retour en classe des enfants s’effectue sur la base du volontariat des parents) ou d’un membre du personnel de l’établissement, la responsabilité administrative de la commune pourrait être recherchée sur le terrain de la faute, en cas de non-respect de l’obligation de sécurité. Un partage de responsabilités n’est pas exclu.
Une possible responsabilité pour faute au regard de l’obligation de sécurité
En cas de contamination d’un élève ou d’un agent communal, la commune pourra voir sa responsabilité engagée sur le fondement de la faute, en cas de méconnaissance de son obligation de sécurité.
Cette obligation de sécurité pèse sur la commune aussi bien vis-à-vis des élèves que des personnels communaux :
– Pour les agents municipaux, l’article 2 du décret n°85-603 du 10 juin 1985 relatif à l’hygiène et à la sécurité du travail ainsi qu’à la médecine professionnelle et préventive dans la fonction publique territoriale prévoit ainsi que « les équipements doivent être réalisés et maintenus de manière à garantir la sécurité des agents et des usagers. Les locaux doivent être tenus dans un état constant de propreté et présenter les conditions d’hygiène et de sécurité nécessaires à la santé des personnes ». L’article 2-1 précise que « les autorités territoriales sont chargées de veiller à la sécurité et à la protection de la santé des agents placés sous leur autorité ».
– La Circulaire du 22 mars 1985 relative à la mise en œuvre du transfert de compétences en matière d’enseignement public et à l’utilisation des locaux scolaires par le maire prévoit quant à elle :
« La décision du maire d’utiliser les locaux scolaires en application de l’article 25 de la loi du 22 juillet 1983 lui transfère la responsabilité normalement exercée en matière de sécurité par le directeur d’école ou le chef d’établissement pendant la période d’utilisation consacrée à la formation initiale ou continue. Le maire doit notamment prendre toutes mesures de prévention ou de sauvegarde telles qu’elles sont définies par le règlement de sécurité et prendre, le cas échéant, toutes mesures d’urgence propres à assurer la sécurité des personnes. »
Le respect de cette obligation de sécurité sera notamment examiné au regard des mesures prévues dans le cadre de la lutte contre l’épidémie de Covid-19.
Parmi les dernières dispositions adoptées, l’article 1er du décret n°2020-548 du 11 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence dispose :
« Afin de ralentir la propagation du virus, les mesures d’hygiène définies en annexe 1 au présent décret et de distanciation sociale, incluant la distanciation physique d’au moins un mètre entre deux personnes, dites « barrières », définies au niveau national, doivent être observées en tout lieu et en toute circonstance.
Les rassemblements, réunions, activités, accueils et déplacements ainsi que l’usage des moyens de transports qui ne sont pas interdits en vertu du présent décret sont organisés en veillant au strict respect de ces mesures. »
Les mesures d’hygiène de l’annexe 1 sont les gestes barrières mis en place depuis le début de l’état d’urgence sanitaire.
Concernant plus précisément les écoles, l’article 10 du même décret prévoit que :
« L’accueil des usagers est organisé dans des conditions de nature à permettre le respect des règles d’hygiène et de distanciation sociale définies pour les établissements mentionnés au I en application de l’article 1er du présent décret.
Dans les écoles maternelles, dès lors que par nature le maintien de la distanciation physique entre le professionnel concerné et l’enfant n’est pas possible, le service ou le professionnel concerné met en œuvre les mesures sanitaires de nature à prévenir la propagation du virus. »
Il peut s’avérer difficile de faire respecter lesdites mesures et gestes barrières à des élèves, notamment de très jeunes enfants, et il revient alors aux enseignants mais également au personnel encadrant et à la commune de mettre en œuvre les mesures adéquates.
Dans le cadre d’une éventuelle mise en jeu de sa responsabilité, la commune devra donc apporter la preuve qu’elle a effectivement appliqué toutes les prescriptions du protocole sanitaire relatif à la réouverture des écoles diffusé par le ministère de l’Education nationale (nettoyage et désinfection, port du masque par les personnels, disposition distanciée du mobilier, approvisionnement et mise à disposition de savon, solution hydroalcoolique, papier essuie-main jetable etc.). Il est vivement conseillé aux communes d’établir un suivi écrit et détaillé de toutes les mesures ainsi mises en œuvre.
Un partage éventuel de responsabilités entre la commune et l’Etat
Enfin, une difficulté pratique dans la mise en jeu de la responsabilité de la commune réside dans la répartition des compétences entre l’Etat et la commune concernant les écoles.
Si la commune a la charge de la construction et du fonctionnement des écoles ainsi que des éventuels services associés (restauration scolaire, accueil des loisirs et activités périscolaires), elle n’est toutefois pas la seule à intervenir au sein de l’établissement puisque le service public de l’enseignement relève de l’Etat.
En résumé, l’Etat est en charge du temps scolaire alors que la commune est responsable du temps périscolaire.
Selon cette répartition et en cas de contamination par un élève, la responsabilité de la commune ne pourrait être engagée que dans le cas où l’élève a subi le dommage, en l’espèce la contamination, sur le temps périscolaire.
Or le lieu et le moment de la contamination seront très difficiles à déterminer (en classe sous la surveillance de l’instituteur, ou bien lors de la pause du déjeuner, de l’étude surveillée etc.).
Cela pourra aboutir, en pratique, à un partage de responsabilités entre les différentes personnes publiques concernées, en l’occurrence l’Etat et la commune.
Anne Bost, associée, De Guillenchmidt & Associés (DGA)