Emmanuelle Brunelle, collaboratrice senior du département contentieux et Guillemette Burgala, associée au département corporate du cabinet Freshfields apportent leurs décryptage de l'arrêt, en date du 25 novembre 2020 de la chambre criminelle de la Cour de cassation, opérant un revirement majeur de sa jurisprudence en matière de transfert de responsabilité pénale lors d'une fusion par absorption.
La chambre criminelle de la Cour de cassation a, le 25 novembre dernier, opéré un revirement majeur de sa jurisprudence sur le transfert de responsabilité pénale en cas de fusion par absorption. C’est l’opportunité d’en étudier la portée sous les regards croisés d’une associée en droit des sociétés et d’une collaboratrice senior du département contentieux du cabinet Freshfields.
Jusqu’alors, la Cour de cassation refusait que la société absorbante fasse l’objet de poursuites pénales pour des faits commis par la société absorbée, se fondant sur le principe de personnalité des peines 1et assimilant la dissolution de la société absorbée, par la fusion, à un « décès » éteignant l’action publique conformément à l’article 6 du Code de procédure pénale.
Désormais, la Cour de cassation dans la droite lignée du droit communautaire et européen 2, admet que la société absorbante pourra faire l’objet d’une condamnation pénale pour des faits constitutifs d’une infraction commise avant l’opération de fusion-absorption par la société absorbée et cela sans qu’aucun instrument du droit des sociétés ne puisse y faire échec.
Cependant, la portée de la responsabilité pénale de l’absorbante est strictement encadrée.
Tout d’abord, elle ne concerne que les sociétés anonymes (SA) et les sociétés par actions simplifiées (SAS) réalisant une opération de fusion-absorption relevant de la directive relative à la fusion des sociétés anonymes (directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978, codifiée par la directive 2017/1132 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017). La question de l’application de cet arrêt à d’autres formes de sociétés se pose toutefois. En effet, si ce dernier cite expressément la directive susmentionnée, l’ancienne jurisprudence de la Haute juridiction en la matière, qui n’était pas basée sur le droit de l’Union européenne, ne se limitait pas aux SA (et SAS par extension) et s’exprimait en des termes généraux (Crim, 20 juin 2000, n°99-86.742). Ce revirement de jurisprudence pourrait ainsi trouver à s’appliquer à d’autres formes de sociétés.
Pour les transmissions universelles du patrimoine, soumises au régime de l’article 1844-5 du Code civil, il est envisageable qu’a fortiori l’arrêt s’y appliquera puisqu’elles entraînent la dissolution sans liquidation de la société et la transmission universelle de son patrimoine. Néanmoins, les apports partiels d’actifs qui n’entraînent pas la dissolution de la société apporteuse et n’excluent pas l’action et l’indemnisation de tiers à son encontre ne semblent donc pas inclus dans le champ d’application de ce revirement 3. Reste la question des scissions pour lesquelles la Cour d’appel de Paris avait écarté la transmission de la responsabilité pénale aux sociétés issues de celle-ci en application de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme 4. En effet, si une opération de scission entraîne la dissolution sans liquidation de la société scindée et la transmission de son patrimoine et, en conséquence, remplirait les critères posées par la chambre criminelle pour un transfert de responsabilité pénale, elle l’entraînerait au bénéfice de plusieurs sociétés par opposition à une fusion-absorption, posant ainsi la question de l’allocation de cette responsabilité pénale aux sociétés bénéficiaires en particulier lorsque les faits ne peuvent pas être clairement attribués à l’une des deux activités scindées.
Par ailleurs, le transfert de responsabilité pénale à la société absorbante ne concerne que les peines d’amende et de confiscation. A cet égard, il convient de préciser que s’agissant des dommages-intérêts civils résultant d’une condamnation pénale, la chambre criminelle de la Cour de cassation avait déjà précisé que si la société absorbée a fait l'objet d'une telle condamnation pénale avant son absorption, la société absorbante sera redevable de ceux-ci (Crim, 28 février 2017, n°15-81.469).
En outre, de manière très utile, la Cour précise dans son communiqué que la société absorbante bénéficie de tous les moyens de défense que pouvait invoquer la société absorbée.
Enfin, dans le but de garantir le principe de sécurité juridique, l’application dans le temps de ce revirement de jurisprudence est modulée. Ainsi, ne sont donc concernées que les opérations de fusion-absorption conclues après le 25 novembre 2020. Il est ici important de souligner qu’il s’agit bien de la date de l’opération de fusion-absorption et non de celle de commission de l’infraction qui doit être prise en compte. Cette nouvelle règle a donc vocation à s’appliquer à toutes les fusions-absorptions en cours et non finalisées à la date de l’arrêt, même pour des faits constitutifs d’une infraction commise antérieurement. Les audits de la société absorbée, dans ces domaines particulièrement sensibles tels que la compliance, le droit de l’environnement ou le droit fiscal devront donc être renforcés afin d’anticiper tout risque éventuel de poursuite pénale et, partant, se prémunir d’une éventuelle condamnation pénale.
Parallèlement à la mise en œuvre de ce nouveau transfert de responsabilité pénale, la Cour de cassation prévoit un régime particulier et tout à fait inédit ayant recours à la notion de fraude à la loi. Ainsi, lorsque l’opération de fusion-absorption a pour unique objectif de permettre à la société absorbée d’échapper à des poursuites pénales, la responsabilité pénale de la société absorbante pourra être engagée quelle que soit la forme des sociétés concernées, la date de l’opération et les peines susceptibles d’être prononcées.
La notion de fraude à la loi, peu utilisée en droit pénal des sociétés jusqu’ici (v. en matière de complicité d’organisation frauduleuse d’insolvabilité : Crim, 15 mai 2008, n° 07-81.410 ; Crim, 12 juillet 2016, n° 15-80.923), pourrait par cet arrêt faire l’objet d’une recrudescence dans la jurisprudence et donner lieu à une large marge d’appréciation. L’interprétation de cette notion devra donc être suivie de près par les praticiens pour que le principe de sécurité juridique précédemment évoqué ne soit pas sacrifié au détriment des acteurs économiques. Il serait en effet à craindre que cet arrêt ouvre la voie à des poursuites pénales visant des opérations passées sans une démonstration rigoureuse de la fraude de la loi qui, le cas échéant, ne pourra être combattue par la Défense que dans le cadre d’un débat au fond devant la juridiction de jugement. La Cour de cassation ne s’étant encore jamais prononcée sur ce point, elle considère néanmoins que sa position ne constitue pas un revirement de jurisprudence et lui donne, par conséquence, une application immédiate, quelle que soit la date de l’opération.
La vigilance des conseils en la matière devra donc être renforcée dans un contexte d’innovations jurisprudentielles majeures de la part de la Haute juridiction dans le domaine des fusions-acquisitions. A titre d’exemple, la Cour de Cassation a récemment décidé que l’assurance de responsabilité de la société absorbante, souscrite avant la fusion-absorption, ne peut couvrir les faits commis par la société absorbée avant la fusion, dès lors que le contrat d’assurance exclut tout autre bénéficiaire que l’assurée (Civ.3, 26 novembre 2020, n° 19-17.824).
Source : Tableau de synthèse issu de la note explicative de la Cour de cassation relative à l’arrêt du 25 novembre 2020 (18-86.955) – Chambre criminelle (arrêt « Fusion-absorption)
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1 Article 121-1 du Code pénal : « Nul n’est responsable pénalement que de son propre fait. ».
2 CJCE, 5 mars 2015, n°C-343/13 ; CEDH, 1 er octobre 2019, n°37858/14.
3 En effet, la dissolution de la société dont la responsabilité était engagée est un critère sine qua non retenu par la jurisprudence européenne en matière de transmission de responsabilité (CJCE, 14 mars 2019, n°C-724/17 ; CJCE, 5 décembre 2013, n°C-448/11).
4 CA Paris, 14 mai 1997, n°96/85036.