Beaucoup pensent que la procédure d’enregistrement d’une dérogation et d’un retrait ultérieur est très simple. En réalité, elle n’est simple qu’en apparence et, comme souvent, le diable est dans les détails.
La Juridiction unifiée du brevet va bientôt entrer en vigueur. Elle rendra des décisions de portée européenne.
Les industriels se préoccupent déjà des conséquences pour leur politique de protection des innovations.
Il sera plus facile et moins onéreux d’obtenir l’interdiction d’une contrefaçon et le paiement de dommages intérêts dans plus d’une quinzaine de pays de l’Union européenne.
Mais, en contrepartie, le brevet européen risque d’être annulé dans tous ces pays : « tous les œufs sont dans le même panier ».
Il y a bien un moyen de se garantir de cette fâcheuse conséquence : pendant une période transitoire assez longue (au moins sept ans), le propriétaire du brevet peut « déroger » à la compétence de cette nouvelle juridiction : on parle d’un « opt out » dans le jargon des spécialistes.
Un brevet européen pour lequel un tel « opt out » a été enregistré (et ce, obligatoirement pour tous les pays couverts par le brevet), reste soumis aux tribunaux nationaux, comme aujourd’hui. S’il est déclaré nul par un tribunal dans un pays, il peut subsister dans les autres pays. L’envers de la médaille est la nécessité d’engager des procès dans chaque pays où une contrefaçon est constatée.
L’industriel qui est propriétaire d’un portefeuille de brevets européens se trouve donc devant un dilemme délicat : « to opt out or not to opt out ? »
Aucune ligne directrice ne semble se dessiner aujourd’hui.
Certains envisagent de déroger pour l’ensemble de leur portefeuille.
D’autres, au contraire se disent prêts à accepter le changement et à prendre le risque.
Mais la plupart, hésitant, semblent envisager de sélectionner ceux de leurs brevets qui sont les plus importants, « les bijoux de la couronne », dont la nullité affecterait gravement leur activité, qui feraient l’objet d’un « opt out », tandis que les autres, moins importants, resteraient assujettis à la compétence de la nouvelle juridiction.
En cas de contrefaçon d’un brevet pour lequel ils auraient souhaité déroger à la compétence de cette nouvelle juridiction, il serait aisé de revenir dans le giron de la Juridiction unifiée (pour les Etats contractants) de façon à bénéficier de ses avantages, sachant que le retrait de la dérogation est définitif, aucune nouvelle dérogation n’étant plus possible après son retrait.
Cette politique, qui semble attirer nombre d’industriels, présente cependant des dangers non négligeables.
Tout d’abord, déterminer quels sont les brevets les plus importants n’est pas une tâche aisée. Une évolution du marché et de la concurrence peut modifier l’idée qu’on se faisait de cette importance à un instant donné.
Mais il y a d’autres dangers : le retrait d’une dérogation n’est possible que si un tiers malveillant n’engage pas une action, par exemple en nullité, devant un tribunal national : dans ce cas les bienfaits de la Juridiction unifiée disparaissent pour toujours pour ce brevet.
Enfin, beaucoup pensent que la procédure d’enregistrement d’une dérogation et d’un retrait ultérieur est très simple. En réalité, elle n’est simple qu’en apparence et, comme souvent, le diable est dans les détails.
Ainsi, il faut impérativement déclarer avec exactitude les noms de tous les propriétaires effectifs du brevet dans tous les pays où s’étendent ses effets. Pour un portefeuille important de brevets, dont certains peuvent avoir été en partie cédés ou acquis au fil des années, déterminer la propriété précise de chaque brevet est une tâche parfois complexe. Or, une seule erreur sur ce point entraîne l’invalidité de la dérogation enregistrée comme de son retrait. C’est une sorte de bombe à retardement car la juridiction n’exerce aucun contrôle sur les procédures d’enregistrement. Ce n’est que lors d’une action ultérieure qu’un adversaire peut soulever une invalidité remettant en cause l’action engagée.
Mais d’autres pièges existent : par exemple, lorsque la demande d’enregistrement est faite par un mandataire qui n’est pas spécialement habilité à représenter devant la juridiction (seuls le sont les avocats et les mandataires en brevets européens ayant une qualification particulière). Ce mandataire doit déposer un pouvoir dont un défaut de rédaction peut, là encore, entraîner l’invalidation de la procédure.
Toutes ces difficultés rendent assez risqué l’enregistrement d’une dérogation et d’un retrait.
Or celui qui procède, l’esprit tranquille, à des demandes de dérogation, en pensant qu’il lui sera facile de revenir en arrière le moment venu en opérant un retrait ponctuel, pourrait bien se retrouver bloqué par un adversaire et incapable de jamais bénéficier de la nouvelle juridiction.
Non seulement cet adversaire ne manquera pas de soulever chaque défaut de procédure pour faire annuler un retrait de dérogation, mais encore, rien ne l’empêche d’engager rapidement une action en nullité devant un tribunal national, avant même que le propriétaire du brevet ait terminé l’enregistrement du retrait de sa dérogation.
Dans tous les cas, le brevet resterait ainsi en dehors de la compétence de la nouvelle juridiction.
Il faut donc aborder ces questions de dérogation avec prudence.
Ne serait-il pas préférable d’accepter avec confiance la compétence de la nouvelle Juridiction unifiée et de ne pas chercher à tout prix à y échapper en prenant des risques difficilement quantifiables ?
Axel Casalonga, Docteur en droit, Ingénieur conseil en propriété industrielle, Cabinet Casalonga