Pour Jordan Le Gallo, avocat chez De Gaulle Fleurance, les obligations sociales font figure de parent pauvre de la finance durable.
Quelques données chiffrées. Avec une diminution de près de 41% de ses émissions en 2022 par rapport à 2021 pour atteindre une somme globale avoisinant les 130,2 milliards de dollars américains[1], il est légitime de se questionner sur l’avenir des obligations sociales comme instrument de la finance durable.
Pourtant, le vent en poupe au moment de la pandémie Covid-19 avec une multiplication par dix du montant de ses émissions en 2020 par rapport à 2019 puis une nouvelle augmentation de 18% entre 2020 et 2021, les obligations sociales semblent aujourd’hui boudées par les acteurs économiques[2].
La raison de cette fulgurance entre 2020 et 2021 est à rapprocher de la volonté des gouvernements et organismes supranationaux de favoriser les projets sociaux (notamment liés à la santé et à l’emploi) à la suite de la crise sanitaire. C’est ainsi que l’Europe[3], au premier chef duquel la France, domine largement le secteur, essentiellement du fait des émissions réalisées par la Caisse d'amortissement de la dette sociale, « premier émetteur mondial d'obligations sociales » en 2022 selon les dires de son président.
Le krach du marché obligataire en 2022 a eu raison des obligations sociales qui ont fait preuve de moins de résilience que les obligations vertes. Cet effondrement pourrait s’expliquer par deux facteurs concomitants : premièrement des restrictions dans les politiques budgétaires des Etats à la suite de la crise sanitaire limitant les nouvelles émissions et deuxièmement des acteurs privés qui se tournent prioritairement vers le pilier « E » des critères « ESG »privilégiant ainsi les obligations vertes.
Pourtant, les obligations sociales ne manquent pas d’arguments pour convaincre. C’est pourquoi certains acteurs continuent de s’en saisir. Récemment encore et plus exactement le 23 janvier 2023,la Banque Postale,à travers sa filiale La Banque Postale Home Loan SFH, a procédé à l’émission de sa première « obligation sécurisée sociale »pour un montant de 1,25 milliard d’euros avec un coupon (soit un taux fixe) de 3% sur 8 ans.
Une définition des obligations sociales. Selon l’International Capital Market Association (ICMA), les obligations sociales sont des « obligations [c’est-à-dire des titres de créances] dont le produit de l’émission est exclusivement utilisé pour financer ou refinancer, partiellement ou en totalité, des projets sociaux nouveaux et/ou en cours »[4]. À l’instar des obligations vertes et des obligations liées au développement durable[5], le régulateur n’a pas encore encadré cet instrument qui fait donc l’objet d’un droit mou (ou soft law) dont les émetteurs doivent se saisir s’ils entendent rassurer, et donc attirer, les investisseurs.
L’ICMA pose quatre principes[6] à respecter si l’émetteur veut pouvoir qualifier ses obligations de « sociales » :
- l’utilisation des fonds en vue d’un « projet social » ;
- la sélection et l’évaluation des projets ;
- la gestion des fonds qui doivent être identifiés et faire l’objet d’une traçabilité tout au long de leur utilisation ; et
- le reporting de l’utilisation de ces fonds.
Des points d’attention pour les investisseurs. Premièrement, qu’est-ce qu’un « projet social » ? L’ICMA tente de dresser une liste non exhaustive de ce terme aux contours flous[7]. On y retrouve notamment les projets promouvant l’accès à « des services » et « des infrastructures de base » tels que l’eau potable, la santé, l’éducation, ou encore l’accès à un logement à un coût abordable et la sécurité alimentaire. Ces projets doivent également viser, selon les cas, des populations « défavorisées » ou « marginalisées », des personnes en situation de handicap ou sous-scolarisées, etc.
Deuxièmement, comment peut-on mesurer l’impact d’un tel projet ? Selon quels critères d’éligibilité ? Si les obligations vertes prennent le pas sur les obligations sociales, c'est peut-être aussi parce qu’il paraît plus simple de mesurer l’impact environnemental de certains projets « verts » que de mesurer l’impact des projets « sociaux ». Pour cela, l’ICMA propose de rapprocher ces évaluations des normes sociales d’ores et déjà mise en place par la loi et le règlement[8] ainsi que des critères de certification.
À ce titre, les fonds levés par La Banque Postale en janvier 2023 dans le cadre de son émission d’obligations sociales a pour objet de « refinancer des logements abordables et plus particulièrement des Prêts d’Accession Sociale respectant les critères tels que définis par la loi de finances de 2003 »[9].
Dans tous les cas, l’intervention de tiers examinateurs / évaluateurs, qui semble nécessaire pour une telle opération, est un gage (i) de sécurité pour les souscripteurs et de (ii) sérieux pour l’émetteur.
Enfin, il convient d’être attentif au risque de social washing[10], c’est-à-dire l’utilisation fallacieuse d’arguments faisant état de bonnes pratiques sociales dans des opérations de marketing ou de communication. Pour cela, il est conseillé d’encadrer les conséquences du non-respect des principes posés par l’ICMA et des obligations en découlant dans le contrat d’émission afin que ces manquements par l’émetteur puissent être considérés, par exemple, comme des cas d’exigibilité anticipée, voire des cas de conversion dans l’hypothèse d’obligations sociales convertibles ou échangeables en actions.
Dans tous les cas, le maître mot est la « transparence » dans l’émission des obligations et la gestion des fonds.
Obligations sociales ou obligations classiques ? L'avantage des obligations sociales ne se situe pas au niveau du rendement. En effet, le Centro StudiBanca e Finanza de l’Université d‘UNIMORE en Italie indique que, contrairement aux obligations vertes qui ont pu à un moment de leur histoire connaitre un « greenium », c’est-à-dire un coupon attaché à l’obligation verte plus faible de quelques points de base que le coupon d’une obligation non verte, les obligations sociales ne semblent pas faire l’objet d’un quelconque « social premium ». Autrement dit, le rendement entre une obligation sociale et une obligation plus classique serait identique[11]. L'avantage de l’obligation sociale est donc réputationnel dans un environnement législatif et réglementaire imposant aux acteurs économiques toujours plus de transparence quant aux impacts sociaux, économiques et éthiques de leurs activités, notamment dans le cadre de leurs rapports extra-financiers.
Pour conclure, si les obligations sociales ont vu leur apogée lors de la pandémie Covid-19,il peut paraître regrettable de constater un fort ralentissement depuis lors. Dans une période où les crises sociales ne sont pas en reste face aux impacts du changement climatique, il serait intéressant que des acteurs privés du secteur social prennent la mesure de l’intérêt de cet instrument financier pour développer des projets sociaux.
Jordan Le Gallo, avocat chez De Gaulle Fleurance
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[1]Selon le rapport 2022 de la Climate Bonds Initiativeintitulé « Sustainable Debt Global State of the Market 2022 ».
[2]Selon les rapports 2021 et 2022 de la Climate Bonds Initiativeintitulés respectivement « Sustainable Debt Global State of the Market 2021 » et « Sustainable Debt Global State of the Market 2022 ».
[3] L’Europe représenterait environ 56% du volume d’émission d’obligations sociales selon la Climate Bonds Initiative.
[4]« Principes applicables aux Obligations Sociales 2021 – Lignes directrices d’application volontaire pour l’émission d’Obligations Sociales » dans sa version en date de juin 2021, rédigés par l’International Capital Market Association (ICMA).
[5]Aussiappeléessustainability-linked bonds.
[6] Ibidem.
[7] Ibidem.
[8]Ibidem.
[9] La Banque Postale - Communiqué de presse en date du 25 janvier 2023 intitulé « La Banque Postale : Succès de l’émission inaugurale d’obligation sécurisée « sociale » ».
[10]Aussi appelésocioblanchiment ou encore blanchiment social.
[11]UniversitaDegliStudi Di Modena e Reggio Emilia (UNIMORE), Centro Studi Banca e Finanza– ISSN 2282-8168 – CEFIN Working Papers No 85.