Tribune de Shérazade Zaiter, juriste international, Chargée d’enseignement à l’université de Limoges, Ambassadrice pour le pacte européen pour le climat du Pacte Vert de la commission européenne.
Invisibilité Juridique et Conséquences Humanitaires
Le monde est témoin d'une crise invisible, silencieuse, mais dévastatrice : celle des déplacés environnementaux, les invisibles aux yeux du droit. Imaginez ceci : chaque minute, 21 personnes sont contraintes de quitter leur domicile en raison de catastrophes environnementales. C'est plus d'un demi-million de vies chamboulées chaque semaine. Pourtant, au-delà de ces chiffres alarmants, ces déplacés portent une étiquette qui les rend juridiquement inexistants. Comme si leur destin était effacé des pages des lois mondiales.
Loin d'être une fiction, cette réalité cauchemardesque, où des individus deviennent les victimes invisibles de notre impact sur la planète, exige notre attention immédiate. H.G. Wells a imaginé l'invisibilité comme un pouvoir extraordinaire, mais pour des millions de personnes, c'est un enfer. Appelons-les "réfugiés climatiques" ou "migrants environnementaux", leur sort est scellé par un vide juridique aux conséquences humanitaires dramatiques.
Cette situation porte atteinte aux droits fondamentaux énoncés dans la Déclaration Universelle des droits de l’homme de 1948 pour qui « tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne. »
Chiffres et Tendances
Le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), dans son rapport sur le changement climatique en juin 2021, énonce un futur proche effrayant. Le résumé de cet inquiétant projet de rapport tient en cette phrase « La vie sur terre peut se remettre d’un changement climatique majeur en évoluant vers de nouvelles espèces et en créant de nouveaux écosystèmes, l’humanité ne le peut pas. »
Le rapport mondial sur le déplacement interne a estimé qu’en 2022 60,9 millions de déplacements internes, ou mouvements, ont été enregistrés dans 151 pays et territoires. C'est 60 % de plus qu'en 2021 et c'est aussi le chiffre le plus élevé jamais atteint. Les désastres environnementaux ont provoqué 32,6 millions de ces déplacements. Le chiffre le plus élevé de la décennie. 28,3 millions sont dus à des conflits et à la violence.
La Banque Mondiale prédit en septembre 2021 environ 216 millions de déplacements internes en 2050 pour des raisons liées à la dégradation de l’environnement, à la crise climatique ou aux catastrophes naturelles. Ces mouvements massifs exacerbent les conséquences humaines, environnementales, économiques et politiques, soulignant l'urgence d'une réponse légale.
Réfugiés ou Déplacés Environnementaux :
Ils sont régulièrement appelés réfugiés climatiques mais ils ne bénéficient pas du statut de réfugiés.
Quand bien même la notion de réfugié existe sur le plan juridique international grâce à la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés et des apatrides qui définit le réfugié dans son article 1er comme « toute personne (...) qui (...) craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays... ». Cette définition ne s’applique malheureusement pas aux réfugiés climatiques ou déplacés environnementaux, grands absents des sommets sur le climat et du droit international.
Ils n’ont pas le statut de réfugiés mais ils ne sont pas non plus des migrants. En conséquence de quoi, les déplacés environnementaux ne sont pas pris en considération dans les statistiques des flux migratoires. Pourquoi ?
D’une part, parce qu’il est difficile d’établir que la migration est due uniquement à la contrainte environnementale et d’autre part, parce que plus de 80% de ces déplacements se font sur le territoire national. Les difficultés liées à la classification de ces déplacements et le manque de traversées frontalières rendent ces déplacés environnementaux négligés dans les statistiques des flux migratoires, laissant un vide juridique qui les maintient dans l'ombre.
Exemples Concrets : La Gironde et Haïti
Les régions les plus fragiles du monde sont les côtes marines notamment les deltas du Gange en Inde et au Bangladesh, du Nil en Égypte, du Niger au Nigeria, du Rhin aux Pays-Bas ou du Rhône en France.
La France est également concernée. Les côtes françaises sont aussi touchées par la montée des eaux et 140 000 logements situés sur le littoral méditerranéen sont directement menacés.
Voici deux histoires de déplacés pour expliquer pourquoi la crise migratoire environnementale actuelle est devenue une urgence humanitaire mondiale qui va continuer à s’amplifier, et qu’elle nous touche tous.
La première histoire se passe en Gironde, sur la côte atlantique à Soulac-sur-mer. L’immeuble Le Signal est devenu le symbole des conséquences dramatiques de l’érosion du littoral et du changement climatique. Ses occupants sont considérés comme les premiers réfugiés climatiques français. Les habitants de l’immeuble ont dû l’évacuer, car en 2014, celui-ci ne se trouvait plus qu’à 9 mètres du bord de la dune.
Le Signal, a fait l’objet d’un arrêté d’interdiction définitive d’occupation le 24 janvier 2014, justifié par un risque grave et imminent en raison d’un très important recul du trait de côte constaté à la suite d’une succession de tempêtes, menaçant sa stabilité. Les copropriétaires ont voulu obtenir réparation du préjudice consécutif à cette situation. Le préfet a refusé de mettre en œuvre la procédure d’expropriation pour risque naturel majeur prévisible, cette décision a été contestée devant les juridictions administratives. Le Conseil d’État le 16 août 2018 a rejeté ce recours, jugeant que le risque lié à l’érosion côtière ne pouvait être regardé comme un risque naturel prévisible majeur, menaçant gravement des vies humaines.
C’est la loi du 30 juillet 2020 qui a mis un terme à cette affaire en donnant le droit aux copropriétaires de prétendre à une indemnisation des préjudices résultant de la perte d’usage de leur bien en tant que résidence principale ou secondaire. Il a fallu 6 ans de combats juridiques pour que ces personnes soient reconnues victimes…
La deuxième histoire se déroule à Haiti, dans les mers chaudes des Caraîbes, à 9 heures de vol de Paris. Le 12 janvier 2010, un tremblement de terre d’une force quasi nucléaire a laissé le pays dans un état apocalyptique sans précédent : 230 000 morts, autant de blessés et 1 million 300 000 personnes sans logements et sans possibilités de s’abriter.
La communauté internationale a réagi rapidement mais de façon inorganisée et sans se concerter. Conséquence directe, son voisin frontalier, la République Dominicaine, a vu des milliers de réfugiés haïtiens se diriger vers ses frontières. La réponse des autorités dominicaines a été immédiate et seules les personnes blessées et avec des papiers ont eu le droit de passer la frontière. Il faut savoir que les passeports haïtiens permettent de voyager sans visas dans moins de 40 pays, et la République Dominicaine n’est pas sur la liste. À titre de comparaison , le passeport français permet de rentrer sans visa dans 186 pays... Et surtout, tout le monde ne possède pas un passeport ou de papiers d’identité.
On peut dire que la République Dominicaine a de façon incontestable porté atteinte au droit international relatif aux droits de l’homme qui énonce l’obligation des États de protéger le droit à la vie sans discriminations et inégalités. De plus, le droit d’asile ne reconnaissant malheureusement pas les personnes réfugiées victimes d’une catastrophe naturelle, les demandeurs d’asile ont été refoulés.
De son côté, le Brésil, n’a pas limité l’accès à son territoire aux haïtiens. Le pays a ainsi accueilli les premiers exilés en leur octroyant un visa d’entrée avec une date d’expiration. À la fin de l’année 2011, l’augmentation croissante des migrants haïtiens commença à soulever des inquiétudes sur les conséquences que cette migration pourrait avoir sur la population brésilienne et le pays.
En janvier 2012, malgré les craintes de ses citoyens, le gouvernement a autorisé l’entrée pour une année de 1200 réfugiés haïtiens. À défaut de leur donner le statut de réfugiés climatiques, il leur a octroyé un visa humanitaire en application de deux principes juridiques énoncés dans la constitution brésilienne du 5 octobre 1988.
Autant il est facile pour la communauté internationale d’agir financièrement et matériellement, autant l’accueil de milliers d’enfants, de femmes et d’hommes soudainement arrachés à leur habitat, anesthésie toute action solidaire humanitaire.
Proposition de Solution : Citoyenneté Environnementale Universelle
La puissance des dirigeants étatiques et les conséquences des vulnérabilités environnementales sur les populations exigent la constitution d’un nouveau statut juridique ; celui d’une Citoyenneté Environnementale Universelle.
La citoyenneté est avant tout un statut juridique permettant à l’individu de participer à la vie civique et politique. Le citoyen est non seulement un sujet de droit mais il doit également se soumettre à un ensemble de rôles sociaux et faire preuve de qualités morales. La citoyenneté civile protège les libertés fondamentales, la citoyenneté politique favorise la participation politique et la citoyenneté sociale attribue des droits socio-économiques.
La citoyenneté environnementale universelle protègerait, renforcerait et améliorerait le droit de vivre dans un environnement sain. Elle serait capable de faire le lien entre l’être humain et la nature. Elle se fonderait sur la protection et le respect de l’environnement, le droit de l’homme à la mobilité, le droit de l’homme à un environnement sain, le développement durable et le principe constitutionnel de fraternité. Elle serait transfrontière et intergénérationnelle, sans réciprocité et existerait dans la sphère publique et privée. Elle aurait une force remarquable si elle était juridiquement reconnue.
Le devoir de ce citoyen environnemental serait de vivre de manière responsable afin que les autres puissent vivre dans de bonnes conditions, ce qui nous amène au lien avec le droit de l’homme à un environnement sain.
Le droit de vivre dans un environnement sain trouve sa reconnaissance dans la Déclaration de Stockholm sur l'environnement humain, adoptée en juin 1972 : "L'homme a un droit fondamental à la liberté, à l'égalité et à des conditions de vie satisfaisantes, dans un environnement dont la qualité lui permette de vivre dans la dignité et le bien-être. Il a le devoir solennel de protéger et d'améliorer l'environnement pour les générations présentes et futures."
En juillet 2022, l’assemblée générale des Nations Unies a adopté une résolution inouïe, en déclarant que l'accès à un environnement propre, sain et durable est, désormais, un droit humain universel. Elle reconnaît que les conséquences du changement climatique, la mauvaise gestion des ressources naturelles, la pollution de l'air, de la terre et de l'eau, ainsi que la perte de biodiversité, affectent la jouissance de ce droit fondamental. Il aura fallu un demi-siècle pour en arriver là, depuis la déclaration de principe du sommet de Stockholm. C’est une avancée majeure pour les droits humains et par conséquent pour les droits des déplacés environnementaux. Ce nouveau droit de l’homme doit protéger les plus exposés aux atteintes environnementales.
La citoyenneté est un statut dans la société. Elle décrit généralement une personne ayant des droits légitimes dans un ordre politique donné. Elle comporte presque toujours un élément d'exclusion, ce qui signifie que certaines personnes ne sont pas des citoyens, et que cette distinction peut parfois être très importante, ou pas importante, selon une société particulière. Au contraire, la citoyenneté environnementale universelle se placerait au service des droits de l'homme car elle propose les mêmes caractéristiques.
Cette citoyenneté environnementale universelle devrait permettre de protéger efficacement les déplacés environnementaux. Il s’agit de montrer à l’humanité que la solidarité entre tous les hommes est possible au nom du droit de vivre dans un environnement sain. Et permettre aussi la préservation de la paix car ces déplacements sont aussi des facteurs déclencheurs ou aggravant des conflits armés.
Face à cette crise humanitaire mondiale, il faut se poser cette question : la vie humaine et la préservation de la paix ne méritent-elles pas une nouvelle citoyenneté, et ne devrait-on pas exiger que le droit rende visibles ceux qui ne le sont pas ?
Shérazade Zaiter, juriste international. Chargée d’enseignement à l’université de Limoges. Ambassadrice pour le pacte européen pour le climat du Pacte Vert de la commission européenne