Dans une décision du 23 novembre 2010 du Northen District of California, la société SAP a été condamnée a verser 1,3 milliard de dollars à son challenger américain, pour violation de propriété intellectuelle. Analyse de la decision Oracle/SAP par Alexandra Néri*, Herbert Smith.
Pouvez-vous nous rappeler le contexte de la décision ?
- Rappel des faits :
Oracle met à la disposition de ses clients une plateforme de maintenance informatique en ligne.
Cette plateforme permet ainsi aux clients, disposant d'une licence et ayant souscrit contractuellement à cette maintenance en ligne, de télécharger une large gamme de logiciels, de mises à jour, de solutions informatiques… tous protégés et déposés par Oracle.
Les clients concernés disposent ainsi d'identifiants pour accéder à cette plateforme mais restent limités à un accès et un téléchargement concernant les seuls produits pour lesquels ils ont auparavant acquis une licence.
En novembre/décembre 2006, Oracle constate une croissance inhabituelle du nombre d'accès et de téléchargements au travers de comptes clients protégés.
Les salariés de SAP, utilisant les identifiants des clients d'Oracle, ont pu accéder et copier en quelques jours des milliers de logiciels et solutions informatiques appartenant à Oracle, et pour lesquels de nombreux clients n'avaient pas même les autorisations nécessaires. SAP a également pu accéder et copier des documents destinés à l'usage interne d'Oracle.
Oracle a pu identifier les adresses IP de téléchargement qui l'ont conduite à une filiale de SAP au Texas, Tomorrow Now.
- Rappel de la procédure :
1. La plainte d'Oracle :
Le 22 mars 2007, Oracle corporation, Oracle USA Inc et Oracle international corporation (ciaprès "Oracle") dépose une plainte auprès d'une Cour Fédérale de Californie à l'encontre de SAP AG, SAP America Inc et DOES 1-50 (ci-après "SAP") à qui il est reproché des faits de :
- violations du "Computer Fraud and Abuse Act"(1)
- violations du "Computer Data Access and Fraud Act"(2)
Tomorrow Now a reconnu lors de la procédure sa responsabilité concernant les faits de :
- violations de la propriété intellectuelle
- violations du "Federal Computer Fraud and Abuse Act"
- violations du "Computer Data Access and fraude Act" de l'Etat de Californie
- manquement aux clauses contractuelles
- ingérence intentionnelle et négligence conduisant à des avantages économiques
- concurrence déloyale
- violation de propriété
- enrichissement sans cause
SAP a reconnu lors de la procédure sa responsabilité intégrale pour les faits commis par sa filiale Tomorrow Now et l'a garantie des condamnations prononcées à son encontre.
2. Le deuxième avis de la Cour (Trial Stipulation n°2) : la contrefaçon de droit d'auteur
Tomorrow Now a commis des actes de contrefaçon de logiciels, de bases de données et de solutions logicielles déposés et enregistrés par Oracle.
SAP America Inc. est indirectement responsable pour les faits de contrefaçon commis par Tomorrow Now.
SAP Ag est indirectement responsable pour les faits de contrefaçon commis par Tomorrow Now.
Chaque oeuvre enregistrée par Oracle est composée de programmes informatiques ou d'oeuvres littéraires et est une oeuvre original fixé sur un support tangible tel que prévu par le droit d'auteur américain et est protégé par le Droit d'auteur américain.
Les copies effectuées par Tomorrow Now et stockées sur les ordinateurs de Tomorrow Now correspondent aux oeuvres déposées et enregistrées par Oracle et constituent de ce fait des contrefaçons.
3. Le troisième avis de la Cour (Trial Stipulation n°3) : l'appréciation du préjudice
Le nombre de copies et de téléchargements contenus dans cet avis constitue un seuil minimal. Le nombre effectif peut s'avérer être plus élevé.
Des produits Oracle ont pu être trouvés sur des douzaines de serveurs de Tomorrow Now, ses ordinateurs de bureaux ainsi que ses ordinateurs portables.
Après le 1er mars 2005, des produits d'Oracle ont été copiés dans ou installés sur les ordinateurs de Tomorrow Now.
Tomorrow Now a placé ses propres marques sur les logiciels copiés.
Tomorrow Now a copié plus de 7000 logiciels appartenant à Oracle et ses filiales.
Tomorrow Now a copié au minimum 826.905 mises à jour et solutions logicielles.
Tomorrow Now a également commis des actes de contrefaçon après le dépôt de la plainte par Oracle.
4. Les instructions au Jury (Final Jury Instructions) :
Le Magistrat donne des instructions finales au Jury afin que ce dernier calcule le préjudice subi par Oracle en intégrant au calcul les éléments suivants :
- Tomorrow Now est directement responsable des faits de contrefaçon avancés par Oracle sur 120 œuvres protégées. SAP America Inc et SAP AG sont indirectement responsables.
- En reconnaissant leur responsabilité indirecte, SAP America Inc. et SAP AG reconnaissent
(i) avoir reçu un avantage financier directe de l'activité contrefaisante de Tomorrow Now et
(ii) avoir eu le droit et la possibilité de superviser ou contrôler l'activité contrefaisante de Tomorrow Now.
- En reconnaissant leur responsabilité partielle, SAP America Inc. et SAP AG reconnaissent (i) qu'ils savaient ou avaient les moyens de savoir que Tomorrow Now procédait à des actes de contrefaçon et (ii) qu'ils avaient intentionnellement et matériellement contribué à l'activité contrefaisante de Tomorrow Now.
- Oracle dispose du droit de faire réparer son dommage soit par le paiement d'une somme globale correspondant au prix d'une licence couvrant les faits argués de contrefaçon, soit par le paiement d'une somme correspondant aux pertes subies.
5. Le verdict
Tomorrow Now, SAP America Inc. et SAP AG sont condamnées à payer 1.3 milliards de dollars à Oracle, montant correspondant au prix d'une licence couvrant les faits argués de contrefaçon.
Quels enseignements en tirer ?
Il convient de souligner que cette condamnation est, comme a pu le rappeler Oracle dans son communiqué de presse, la plus lourde condamnation jamais prononcée dans le cadre d'un contentieux relatif à la contrefaçon de logiciel. SAP avait chiffré son risque à 40 millions de dollars au maximum alors qu'Oracle estimait initialement son préjudice à un minimum de 4 milliards de dollars.
Au-delà du seul chiffre des dommages-intérêts alloués, c'est la valeur du préjudice ("fair market value") et donc celle de l'atteinte aux droits de propriété intellectuelle en cause qui interpelle le lecteur. L'importance de la concurrence déloyale à certainement également joué un rôle prépondérant dans la détermination du montant du préjudice.
Si les tribunaux français condamnent à des dommages-intérêts les contrefacteurs de programmes informatiques, leur montant reste bien en deçà des sommes allouées par les juridictions américaines habituellement pour des faits similaires, y compris s'il s'ajoute des faits de concurrence déloyale.
Il n'est pas possible de dire quel montant aurait été alloué par une juridiction française ou allemande, mais il reste assez improbable qu'il eu atteint un milliard d'euros.
La juridiction compétente reste donc en matière de propriété intellectuelle et d'appréciation du
préjudice un facteur déterminant.
Le second enseignement que l'on pourrait tirer est que l'ère des "mégas" procès dans le secteur des nouvelles technologies est certainement ouverte de part et d'autre de l'atlantique.
En effet, l'Europe n'est pas en reste et n'a sans doute rien à envier aux juridictions américaines. Il suffit pour s'en convaincre de se remémorer la décision "Microsoft"(3) (condamnée à verser la somme de 497 millions d'euros) et plus récemment l'affaire "Intel"(4) (condamnée à une somme de 1,06 milliards d'euros) qui était déjà saluée comme historique, même s'il est vrai que ces décisions ne portaient pas directement sur des questions de propriété intellectuelle.
Enfin, La décision prise par la Cour d'Oakland, qui est un tribunal spécialisé dans les affaires liées aux nouvelles technologies, envoie un message fort aux éditeurs leur rappelant ainsi leur devoir de loyauté les uns envers les autres. Cette décision devrait également servir d'avertissement à d'autres entreprises tierces intervenant dans la maintenance informatique et les inciter à respecter plus scrupuleusement la propriété intellectuelle.
Quels ont été, selon vous, les éléments déterminants de cette décision ?
Il s'agit d'une décision d'espèce opposant, rappelons le, les deux plus grands acteurs du segment des logiciels professionnels.
Il s'agit également d'une décision venant essentiellement sanctionner le comportement particulièrement frauduleux et déloyal d'une entreprise au préjudice d'une autre.
En effet, le contexte de cette affaire est très important et permet d'expliquer l'ampleur de la condamnation : En janvier 2005, Oracle annonce le développement de son activité et l'acquisition future de nouvelles parts de marché, lui permettant ainsi de devenir un concurrent dangereux pour SAP, alors n°1 dans les solutions logicielles. En réaction, SAP AG achète concomitamment Tomorrow Now, une entreprise intervenant dans le secteur du logiciel et du support informatique créée par des anciens salariés de People Soft, filiale d'Oracle.
Les jurés sont donc venus sanctionner à la fois les actes de contrefaçon mais aussi les actes de concurrence déloyale commis par SAP, par l'intermédiaire de sa filiale américaine Tomorrow Now.
Il convient cependant de souligner le fait que SAP a, par communiqué de presse, entendu se réserver toutes les options possibles, et notamment l'appel de la décision.
Néanmoins et s'agissant de deux des plus grands acteurs du secteur informatique, l'option transactionnelle serait une issue raisonnable pour ce contentieux, même si Oracle pourrait entendre bénéficier des effets collatéraux de cette décision dans sa stratégie d'expansion, tels qu'amplement commentée par ailleurs.
*Avocat associé, Herberth Smith, Groupe droit de la propriété intellectuelle et des nouvelles technologies.Alexandra Néri est est avocat au Barreau de Paris depuis 1992 et au Barreau d’Athènes depuis 1987. Alexandra Néri dirige le groupe droit de la propriété intellectuelle et des nouvelles technologies du bureau parisien d'Herbert Smith. Elle dispose d’une expertise reconnue en propriété intellectuelle dans le domaine du conseil et du contentieux. Elle est médiateur et arbitre pour l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle. Elle conseille les entreprises dans les secteurs du droit des marques et des brevets, du droit d’auteur notamment appliqué à l’économie numérique, du contentieux des noms de domaine et du cyber squatting, de la protection des données personnelles à l’international ainsi que des flux transfrontaliers de ces informations, des contrats du commerce électronique et de la signature électronique.
Notes
(1) "Computer Fraud and Abuse Act" : loi du Congrès des Etats-Unis votée en 1986 dans l'objectif de réduire sensiblement le piratage des systèmes informatiques. Cette loi, à l'origine votée pour lutter contre les infractions destinées aux systèmes informatiques fédéraux, protège également les ordinateurs et systèmes utilisés dans le cadre du commerce interétatique et international, ce qui est le cas en l'espèce.
Cette loi a été modifiée à plusieurs reprises afin de renforcer l'arsenal législatif dans un domaine en constante évolution (en 1988, 1994, 1996, 2001, 2002 et 2008 par le "Identity Theft Enforcement and Restitution Act.)
Elle vient sanctionner principalement :
- l'accès à un ordinateur sans autorisation et en toute connaissance de cause dans le but d'obtenir des données relatives à la sécurité nationale
- l'accès à un ordinateur sans autorisation et en toute connaissance de cause dans le but d'obtenir des informations contenues dans les fichiers financiers d'une institution financière, dans les fichiers d'un bureau ou d'un organisme fédéral, dans les fichiers de tout ordinateur protégé dès lors que ce comportement implique la réception d'une communication interétatique ou internationale.
- l'accès à un ordinateur du gouvernement sans autorisation et en toute connaissance ayant pour effet d'affecter l'utilisation qui en est faite par le Gouvernement.
- l'accès à un ordinateur protégé sans autorisation et en toute connaissance de cause dans l'intention frauduleuse d'obtenir une valeur économique.
- Le fait de déclencher la transmission d'un programme, d'une information, d'un code ou d'une commande ayant pour effet de provoquer un préjudice ou le fait d'accéder intentionnellement à un ordinateur sans autorisation et de provoquer un préjudice.
- Le fait de pirater en toute connaissance de cause un mot de passe ou une information équivalente dans l'intention frauduleuse d'accéder à un ordinateur protégé sans autorisation.
Elle sanctionne non seulement les crimes susmentionnés, mais également les tentatives et les conspirations.
- ingérence intentionnelle et négligence conduisant à des avantages économiques
- concurrence déloyale
- violation de propriété
- enrichissement sans cause
- conspiration
- complicité
(2) "Computer Data Access and Fraud Act": Loi californienne intégrant notamment les dispositions de la loi fédérale susmentionnée dans le Code Pénal de l'Etat de Californie
(3)TPICE, 17 sept. 2007, aff. T-201/04, Microsoft c/Commission ;(4) Affaire COMP/C-3/37.990 — Intel, accessible à http://ec.europa.eu/competition/sectors/ict/intel.html