Une seule et belle assiette compte près de 95% de droit et 35 gestes. Comme la musique, la gastronomie, "loi de l’estomac", est aussi un art à transmettre en termes de savoir-faire, de gestuelle, de valeurs et de respect de l’autre. Une trajectoire au service de laquelle se place le corps pour mieux laisser l’esprit en tension. Un itinéraire tracé par le Chef Gérard Cagna, à l’occasion de la seconde édition du salon littéraire Armide, organisée le 10 septembre dernier par maître Christelle Mazza, dans le cadre du projet "La Culture du Droit"1.
Ce projet, inspiré par le regretté Professeur de droit Christian Atias, grand humaniste amateur de Bach auquel l’avocate a rendu hommage, vise à rendre le droit plus abordable en démontrant qu’il régit tous les comportements sociaux en intégrant les valeurs primordiales : bien-être au travail et ré-enchantement des comportements humains via le respect, le dialogue et l’esprit d’équipe.
Un paradigme auquel le spécialiste du droit alimentaire Jean-Paul Branlard, le Chef doublement étoilé Gérard Cagna et la violoncelliste Florence Hennequin ont donné une résonance toute particulière au cours de ce salon inédit.
La Cuisine, de la musique aux arts martiaux
Maîtresse des prouesses de son violoncelle au fil de trois suites de Bach, la concertiste a justifié le choix de ce compositeur : "terrien et éthéré, l’artiste a su, à force de travail acharné, d’abnégation et d’humanisme, sublimer son Art de la musique, à l’image de l’Art de la gastronomie dont philosophie, psychologie et éthique font aussi partie".
De quoi laisser songeur qui sait que "Touche pas à mon commis !" a fait le buzz sur Internet quelques mois plus tôt. "Très sensible, voire épidermique, à tendance irrationnelle pour certains", le sujet des violences en cuisine a, de l’aveu du chef Cagna, interpelé et touché une partie du "microcosme de la Cuisine Française", ceux qui en parlent comme ceux qui la font, dont les jeunes, de la gente féminine en particulier.
Auteur du "Manifeste des Chefs Français pour le respect et l’intégrité physique et psychique des jeunes cuisiniers et cuisinières", le Chef Cagna sait que "si la France n’a aucune légitimité à se considérer la meilleure au monde, elle en reste néanmoins l’archétype dans le sens modèle du terme, reconnu sans conteste par les grands Chefs du monde".
D’où la rédaction de ce manifeste.
Ce document n’est pas seulement une exhortation de la profession à ne pas céder à la tentation du silence, à se rassembler et à refuser la banalisation des violences actées ou larvées près du Piano des Chefs, en apprenant aux jeunes à dire l’inacceptable - bien avant que la frontière de la peau inviolable ne soit franchie - et à faire la part des choses avec ce qui participe à l’autorité normale et induite dans la conduite d’un métier à fort engagement psycho-physiologique.
Il s’agit aussi et avant tout, souligne le Chef, d’un "document de travail" conçu selon une trame non seulement philosophique et sociétale mais aussi managériale afin de "faire progresser la profession vers un meilleur management sur un métier fondamentalement exigeant".
L’art de laisser "l’esprit en tension et le corps en action"
Le manifeste rappelle que "dans un espace restreint de productions et de déplacements, et sous la pression de tensions psychologiques scandées au rythme des services", il importe de continuer à transmettre "les fondamentaux du métier que sont rigueur, engagement et régularité".
Une transmission qui passe aussi, insiste Gérard Cagna, par celle de la responsabilité du geste, qu’il faut sans cesse valoriser comme on fait ses gammes en musique pour garantir un service rapide au "théâtre de la gourmandise".
Aussi, soucieux de prévenir les risques de Troubles musculo-squelletiques (TMS), il forme désormais au coaching en Cuisine, dans le cadre de Cooking Traning Class2.
Et, en coach accompli, le Chef a aussitôt quitté ses habits de conférencier pour retrouver veste et toque afin de parachever le déjeuner qu’il avait préparé avec son second Eloïse en l’honneur des convives.
Un savoureux épilogue pour ce salon, avec les non moins sublimes desserts signés Gilles MARCHAL, Meilleur Pâtissier de France - 2014.
Maître Christelle Mazza s’est félicitée du succès de ce salon littéraire : "il illustre à merveille sa vocation, celle de créer des synergies entre les professions de cultures différentes, l’échange permettant une ouverture d’esprit et des méthodes managériales nouvelles fondées sur l’humain ; aussi, pourquoi ne pas songer à constituer, parallèlement à toute activité professionnelle, des ateliers et groupes de travail pour créer crée du lien social, davantage de respect réciproque et enrichir la perception du travail, ainsi nouvelle source d’épanouissement ?".
En attendant, le site Internet Armide et le blog "la Culture du Droit" sont en lice pour les Trophées de la communication et les Trophées Pro Bono du Barreau de Paris Solidarité.
Gastronomie française ; un peu d’histoire avec Jean-Paul Branlard
Tout se joue à la marge de révolution française, grâce à trois juristes, fondateurs de la doctrine en la matière : Joseph Berchoux, premier juge de tribunal d’instance et inventeur du vocable « gastronomie », Grimaud de la Régnière, riche avocat n’ayant jamais plaidé mais père de la critique et des guides gastronomiques, jusqu’à l’illustre Anthelme Brillat-Savarin, Conseiller à la Cour de cassation ayant érigé la gastronomie au rang de discipline scientifique, à la parution de son ouvrage Physiologie du goût. A cette époque, les médiocres conditions de cuisson dans les logis faisaient le quasi-monopole de plats préparés des traiteurs, corporation n’offrant pas cependant, en règle générale, la possibilité de déguster les plats sur place. Mais, vers 1770, un certain Boulanger dit « C Hantoiseau » ouvre un établissement dans le quartier du Louvre, y servant des bouillons avec légumes et volaille « qui restaurent »… et donc « restaurants ». Voyant dans le succès de ce dernier une atteinte évidente à leur monopole, les traiteurs lui font un long procès, avant que le Parlement de Paris ne donne raison au « challenger », jugeant légal de servir à manger à des tables individuelles à qui souhaite venir, sans avoir réservé et en payant un prix fixe. Et, une fois érigée au rang de principe la liberté du commerce, Chefs de cuisine et pâtissiers font progressivement le succès de grands restaurants autour du Palais royal, puis un peu plus tard, autour de la Bourse où le pâtissier Lasne remettra au goût du jour les visitandines, gâteaux confectionnés au XVIIème siècle par les Soeurs de l’ordre des Visitandines, les adaptant sous la forme de lingots d’or à l’attention des financiers qui répugnaient à se salir les mains. Les grands restaurants sont désormais fréquentés par les têtes couronnées de l’Europe, lesquelles leur soufflent des recettes de leurs propres chefs de Cuisine. Et c’est à l’une d’entre elles, Stanislas Leszczynski, originaire de Pologne et établi dans la région de Nancy, que nous devons les Bouchées à la Reine, en hommage à sa fille épousée par le Roi Louis XV. Tout comme les Madeleines de Commercy… du prénom et de la région d’une de ses servantes ayant réalisé son gâteau local pour remplacer le dessert initialement prévu au dîner et renversé par un marmiton au cours d’un vif échange avec son Chef de Cuisine.
Sophie Belmont
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NOTES
1. La première édition de ce salon s’était tenue le 6 février 2014 sur le thème du stress, du harcèlement moral et de la souffrance au travail dans le service public et dont le film est en ligne sur http://armide-avocats.com/evenements.
2. Cooking Traning Class est une Ecole d’insertion des personnes en situation de précarité, désireuses de se réorienter vers la Cuisine pour leur épanouissement : un programme sur huit semaines permet une progression par étape en termes d’exigence, pédagogie du geste à la clé, pour travailler la distanciation requise.