Dans un arrêt du 21 mars 2001, le Conseil d 'Etat revient sur sa jurisprudence exigeant une faute lourde pour engager la responsabilité de l'Administration fiscale à l'occasion des opérations se rattachant aux procédures d'établissement et de recouvrement de l'impôt. Explications de l'arrêt Krupa par Jean-Luc Calisti, Avocat Associé, Herbert Smith.
Contexte de cette décision
A la suite de la vérification de comptabilité de la société GEK, pour les exercices 1979 à 1982, l'Administration fiscale a, suite à la liquidation judiciaire de cette société, mis à la charge de M. Krupa en sa qualité de co-gérant, solidairement avec la société en liquidation, une pénalité de 583.831 € sur le fondement de l'article 1763 A du CGI.
M. Krupa a contesté être solidairement responsable du paiement de cette pénalité, dès lors qu'il avait cédé les titres de la société GEK en 1982 et avait perdu en conséquence la qualité de gérant depuis cette date.
En effet, en vertu de l'article 1763 A du CGI, la pénalité ne pouvait être mise à sa charge puisqu'il n'avait plus cette qualité à la date du fait générateur de celle-ci.
Devant le juge de l'impôt, les juges du fond confirmèrent le redressement de l'Administration fiscale par un jugement du tribunal administratif de Strasbourg du 16 mars 1989, puis par un arrêt de la Cour administrative de Nancy du 10 octobre 1991. Formant un pourvoi devant le Conseil d'Etat, ce dernier annula l'arrêt de la Cour administrative de Nancy le 6 novembre 1995 et renvoya l'affaire devant cette dernière.
Elle jugea alors le 30 avril 1998 que M. Krupa devait être déchargé de la pénalité de l'article 1763 A du CGI au motif qu'il convenait de se placer à la date d'expiration du délai imparti pour révéler l'identité des bénéficiaires d'une distribution de revenus (soit 30 jours à compter du 27 avril 1983), et qu'à cette date M. Krupa avait perdu cette qualité.
A la suite de sa victoire sur le terrain fiscal, M. Krupa décida alors d'engager une action sur le terrain de la responsabilité de l'Administration fiscale à raison des préjudices qu'il estimait avoir subi pendant les 14 ans qu'avait duré la procédure et le refus de l'Administration fiscale de reconnaitre le caractère indu de la pénalité mise à sa charge, malgré la perte de sa qualité de dirigeant.
Aussi bien le tribunal administratif de Strasbourg le 18 janvier 2005, que la Cour administrative de Nancy le 5 avril 2007, rejetèrent sa demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 3.048.980 € en réparation des préjudices subis.
Le contribuable forma donc un pourvoi à l'encontre de l'arrêt de la Cour administrative de Nancy devant le Conseil d'Etat.
Enjeu
La Cour administrative d'appel de Nancy avait jugé que le comportement de l'Administration fiscale n'était pas constitutif d'une faute lourde, en raison des difficultés particulières tenant à l'appréciation de la situation du contribuable au regard de la loi fiscale et qu'ainsi la responsabilité de l'Administration fiscale ne pouvait être engagée.
A l'appui de son pourvoi, M. Krupra invoquait l'erreur de droit commise par la Cour dès lors qu'il n'y a avait aucune difficulté particulière pour l'Administration fiscale à apprécier sa situation juridique, savoir la perte de sa qualité de dirigeant.
La motivation de l'arrêt de la Cour d'appel de Nancy était d'une facture très classique et conforme à la jurisprudence du Conseil d'Etat. Ainsi, en matière de responsabilité de l'Administration fiscale, le Conseil d'Etat exigeait une faute lourde, et, comme dans toute action en responsabilité, un préjudice et un lien de causalité entre faute et préjudice.
Cette jurisprudence avait connu une certaine évolution grâce à l'arrêt Bourgeois du 27 juillet 1990 qui avait estimé qu'une faute simple suffisait, mais pour autant qu'il n'exista aucune difficulté particulière dans l'appréciation de la situation du contribuable.
Toutefois, ainsi que le démontre le rapporteur public Mme Claire Legras dans ses conclusions très argumentées, l'espoir né des perspectives données par l'arrêt Bourgeois a vite disparu et, arrêts à l'appui, la possibilité pour les contribuables d'obtenir la mise en jeu de la responsabilité de l'Administration fiscale est demeurée extrêmement modeste.
Ainsi, 21 ans après l'arrêt Bourgeois, la responsabilité de l'Administration fiscale restait un des derniers bastions où une faute lourde était requise, alors que des pans entiers de l'action de l'Administration (activité des services hospitaliers, services pénitentiaires…etc.) n'étaient plus soumis à cette exigence.
Le rapporteur public Mme Legras proposait donc au Conseil d'Etat de revenir sur sa jurisprudence exigeant une faute qualifiée pour engager la responsabilité de l'Administration fiscale.
Solution du Conseil d’Etat
Dans un considérant de principe, le Conseil d'Etat casse l'arrêt et juge, suivant en tous points les conclusions du rapporteur public, qu'une faute commise par l'Administration fiscale lors de l'exécution d'opérations se rattachant aux procédures d'établissement et de recouvrement de l'impôt est de nature à engager la responsabilité de l'Etat à l'égard du contribuable, ou de tout autre personne, si elle leur a directement causé un préjudice. Le Conseil d'Etat abandonne donc très clairement l'exigence d'une faute lourde.
Il précise que ce préjudice peut résulter des conséquences matérielles résultant du comportement de l'Administration fiscale, mais aussi des troubles dans les conditions d'existence du contribuable.
S'agissant des causes d'exonération de l'Administration fiscale, le Conseil d'Etat estime que la responsabilité de cette dernière n'est pas engagée si elle démontre qu'elle aurait pris la même décision, (i) en se conformant aux formalités prescrites, (ii) ou tenu compte de faits qu'elle a ignoré, ou (iii) assis l'imposition sur une autre base légale.
En d'autres termes, la faute n'est pas de nature à engager la responsabilité de l'Administration fiscale si le principe de l'imposition était justifié et aurait pu être établie sur un fondement ou une procédure différente.
A cet égard, le Conseil d'Etat jugeant également l'affaire au fond, rejette le préjudice de M. Krupa sur le fondement du préjudice matériel causé par la mise en liquidation de son entreprise individuelle compte tenu des difficultés que celle-ci avait déjà au moment de l'imposition injustifiée. En revanche, le trouble dans ces condition d'existence est reconnu fondé, l'Etat étant condamné à lui verser une indemnité de 20.000 €.
Les conséquences de cette décision
C'est une décision très importante.
L'abandon de l'exigence d'une faute lourde permet aux contribuables d'obtenir réparation de l'action fautive de l'Administration fiscale dans des conditions plus favorables.
Soyons clair, l'abandon d'un redressement par l'Administration fiscale ou le dégrèvement d'une imposition au terme d'une procédure contentieuse n'ouvre pas un droit à réparation. Mais si cette procédure a causé un préjudice matériel clairement démontré ou des troubles dans les conditions d'existence, la responsabilité de l'Administration fiscale sera reconnue.
S'agissant du préjudice matériel, l'exemple extrême est la faillite de la société ou de l'entreprise imputable exclusivement ou partiellement à la procédure indue et au retard dans le prononcé du dégrèvement. Mais l'obligation de mettre en place des garanties par le contribuable ou la mise en œuvre de mesures conservatoires par l'Administration fiscale (hypothèque judiciaire provisoire, privilège légal du trésor) est aussi de nature à causer un préjudice matériel (prise d'hypothèque judiciaire provisoire, privilège légal du trésor) est aussi de nature à causer un préjudice matériel au contribuable.
S'agissant des troubles dans les conditions d'existence, des poursuites indues pour fraude fiscale ressortent de ce chef de préjudice.
Par ailleurs, ainsi que le précisait le rapporteur public dans ses conclusions, il est peu probable que cette nouvelle jurisprudence entraine une vague soudaine d'actions en responsabilité, dès lors que la responsabilité de l'Administration fiscale pourra être exonérée ou atténuée à raison du propre comportement du contribuable ou de l'absence de préjudice imputable au seul comportement de celle-ci.
Au total, cette jurisprudence établit un plus grand équilibre entre droits et obligations de l'Administration fiscale et des contribuables, l'Administration fiscale étant incitée à une plus grande rigueur dans l'exercice de son pouvoir de vérification et le contribuable à coopérer pleinement avec elle, sans manœuvre dilatoire ou rétention d'information.
Enfin, on regardera avec intérêt les décisions que la Cour de cassation pourra être amenée à rendre en la matière dans les prochains mois (1).
Note
(1) Pour mémoire, le contentieux de la responsabilité de l'Administration fiscale est réparti entre le juge administratif et le juge judiciaire, en fonction de la nature des impôts à l'origine de l'action en responsabilité, savoir le juge administratif pour l'impôt sur le revenu, l'impôt sur les sociétés, la TVA, le juge judiciaire pour les droits d'enregistrement.