Pourquoi développer une culture juridique dans l’entreprise

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Caroline Lé, Directrice juridique et assurances, Groupe BOURBONCaroline Lé, Directrice juridique et assurances du groupe BOURBON, intervient sur l'importance du "réflexe juridique" au sein des entreprises et explique les raisons rendant nécessaire le développement d'une culture juridique.

Entreprises, ayez le réflexe juridique ! 

"Il vaut mieux vivre dans l’illégalité que de mourir dans la légalité"; cette phrase prononcée par le directeur général d’une entreprise multinationale dans les années 90, se voulait sans doute trait d’esprit autant que mouvement d’humeur; elle trahit à coup sûr l’impatience et le cynisme d’un chef d’entreprise à l’égard des lois jugées trop nombreuses et trop contraignantes; tout comme elle signe l’absence d’une culture juridique dans l’ entreprise, laquelle ne peut exister que par la volonté clairement affichée de ses dirigeants.

Aujourd’hui plus encore qu’hier, une telle philosophie paraît-elle inappropriée en raison de la prégnance croissante du droit sur la vie des entreprises, quand l’adage "nul n’est censé ignorer la loi" prend des accents menaçants, tant le foisonnement des lois le transforme en gageure, impossible à tenir.

Et pourtant, combien de chefs d’entreprise en font-ils encore fi, lui préférant le précepte "pas vu, pas pris", avant de se mordre les doigts pour avoir sous-estimé les risques juridiques ?

Les exemples sont légions et les conséquences souvent plus graves que la perte financière: la méconnaissance du droit peut gravement entacher la réputation d’une entreprise, voire conduire à sa disparition. Le risque juridique est devenu majeur parmi tous les autres risques et les entreprises doivent le traiter comme tel ; la création d’une culture juridique constitue l’un des moyens de le faire par la prévention.

Comment développer une telle culture ?

En tenant compte des caractéristiques de l’entreprise :

- La taille de l'entreprise est un facteur de complexification juridique ; le législateur prévoit ainsi des seuils en chiffres d’affaires ou en effectifs à partir desquels les règles sont plus lourdes. Le développement d'une entreprise à l'international en multipliant les risques d'atteinte à la sécurité des biens et des hommes, augmente le risque patrimonial ou pénal. Sans doute n’est-ce pas un hasard que les entreprises recrutent un juriste à partir de la réalisation d'un chiffre d'affaires de 110 M €.

- De la nationalité de l'entreprise va également dépendre sa plus ou moins grande sensibilité à la dimension juridique; les sociétés anglo-saxonnes sont réputées pour l’importance qu'elles accordent à leurs juristes, les faisant largement participer aux négociations de contrats, ou édicter des « legal policies and procedures», à l'inverse des entreprises exerçant leur activité dans un environnement empreint de droit romain, où l’ appel aux juristes est souvent le résultat d’une stratégie de conquête de la part des juristes eux-mêmes.

- L 'activité de l'entreprise conditionne aussi son degré de culture juridique "naturelle" : qu'elle intervienne dans un secteur très réglementé (la banque ou les assurances) ou que ses clients soient exigeants à raison de leur propre réglementation (les sociétés d'exploration pétrolière) ou de leur origine culturelle valorisant le droit (sociétés américaines), l'environnement de l'entreprise peut ainsi fortement contribuer à instaurer un climat favorable à l'émergence d'une conscience juridique dans toute l'entreprise.

En prenant appui sur son service juridique :

- La personnalité du Directeur juridique influe nécessairement sur la manière dont l'entreprise va "vivre" le droit; selon qu’il prendra la posture d'un gardien des tables de la loi ou celle d'un avocat interne, l'entreprise percevra le juridique tantôt comme un carcan, tantôt comme un service. Est-il pragmatique ou théorique, l'entreprise considérera le droit comme un outil d'aide à la décision ou au contraire comme un élément la perturbant. Ses qualités de communicant et de pédagogue, sa capacité à convaincre seront autant de ferments à la naissance d'une culture juridique dans l'entreprise. Tout comme un rattachement à la direction générale, dont l'appui et l'engagement l’aideront à diffuser ses messages.

- Plus la compétence des équipes juridiques sera reconnue, et plus elles porteront la parole juridique haut et fort dans l'entreprise. Mais c'est plus souvent la réactivité que la fiabilité de leurs interventions qu'apprécient les clients internes; une bonne intelligence relationnelle est ainsi un atout essentiel du juriste, en plus de la rigueur dans l'analyse et la capacité à imaginer des solutions innovantes et créatrices de valeur ajoutée.

La culture juridique pourra être développée avec plus ou moins de rapidité ou de succès en fonction de l’ "ADN" de l’entreprise. Elle peut en revanche subir une progression décisive sous l’impulsion d’une équipe juridique solide et soutenue par sa direction générale.

C'est au directeur juridique de définir les piliers de cette culture à travers sa vision : entre le "tout juridique" où le moindre écrit doit passer par les fourches caudines du service juridique et l’autonomie totale des opérationnels s’autoproclamant juristes, il doit sans doute rechercher une voie médiane.

Celle-ci passe par la responsabilisation des clients internes, et la délégation à leur profit de certaines tâches à faible valeur ajoutée juridique.

Le rôle du service juridique est à cet égard primordial et tout en continuant à intervenir sur un mode réactif, il doit anticiper en animant des formations auprès de tous les acteurs de l'entreprise, afin de rendre possible cette délégation.

Par ailleurs, l'approche de gestion des risques, en apportant aux opérationnels un outil d'aide à la décision par l’analyse et la mesure des risques contrebalancées par les avantages escomptés d’un projet, apporte du crédit au conseil juridique et favorise en conséquence la diffusion d’une culture juridique.

Force est pourtant de constater que le processus d’acculturation juridique est long quelle que soit la maturité organisationnelle de l’entreprise ; il apparaît cependant comme indispensable à la pérennité de l’entreprise, à défaut de permettre à celle-ci d’accéder un jour, après avoir traversé successivement "l’ère des commerciaux" et " l’ère des financiers ", à celle des juristes.


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