Face à la double crise à laquelle est confrontée l’aide juridictionnelle, une crise financière doublée d’une crise morale, peut-on se contenter d’une simple mesure d’ajustement purement financière ? Et ce, alors que les besoins sont voués à croître régulièrement eu égard à l’évolution des problèmes de société, aux difficultés économiques, mais aussi aux nouveaux droits accordés à la défense ? Edouard de Lamaze, Conseiller économique et social européen, se propose de répondre à ces questions.
La "contribution pour l’aide juridique", instaurée par la loi du 29 juillet 2011 de finances rectificative pour 2011, succède au relèvement des crédits relatifs à l’aide juridictionnelle de 100 millions d’euros prévu par la loi du 14 avril 2011 pour essayer de prendre en compte le renforcement des droits des personnes placées en garde à vue : présence de l’avocat dès la première heure et allongement de l’intervention de celui-ci - de 30 minutes à 4 ou 5 heures ! - notamment.
Cette taxe, d’un montant de 35 euros, imposée, à peine d’irrecevabilité, à tout demandeur à une procédure civile, commerciale, prud’homale, sociale ou rurale, et ce tant devant les juridictions de l’ordre judiciaire qu’administrative, ne nous semble répondre qu’imparfaitement aux difficultés que connaît notre système d’aide juridictionnelle. Sans compter qu’on peut y voir une atteinte aux principes de gratuité et d’égal accès à la justice.
En premier lieu parce que, en l’état, pour abonder le financement de l’aide juridictionnelle dans des conditions acceptables et répondre aux nouveaux besoins, il serait idéalement souhaitable de doubler, voire de tripler, selon certains, le montant actuel des crédits. Un tour d’horizon européen met en évidence le retard français en termes budgétaires, comme le révèle le dernier rapport du Conseil de l’Europe sur les systèmes judiciaires européens (octobre 2010) : si la France est le seul pays où l’aide juridictionnelle est encore gratuite, elle ne dépense que 4,90 euros par an et par habitant à ce titre, là où le Danemark en dépense 14, la moyenne européenne se situant à 7,20 euros.
Une comparaison avec le Royaume-Uni, le pays le plus libéral économiquement de l’Union Européenne, est particulièrement parlante : alors qu’en France le budget pour l’aide juridique en 2011 est fixé à 350 millions, il s’élève au Royaume-Uni à 2,28 milliards d’euros.
En second lieu, parce que les exigences en matière de droits de la défense sont vouées à croître. Ainsi la loi du 14 avril 2011 ne va pas assez loin au regard des exigences de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, telle qu’interprétée par la Cour européenne des droits de l’Homme. Au nom du droit à ne pas contribuer à sa propre incrimination, cette dernière considère que le droit à l’assistance d’un avocat doit être reconnu à toute personne, qu’elle soit entendue librement ou placée en garde à vue. La proposition de directive relative au droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales, en discussion actuellement au sein du Conseil, reflétant ces avancées de la jurisprudence, vise ainsi à étendre le droit d’être assisté par un avocat aux personnes à l’encontre desquelles il existe de simples soupçons. En l’état, une telle disposition aurait des conséquences particulièrement lourdes en termes financiers. Pour la France, 1,150 millions de personnes pourraient entrer dans le champ de la directive chaque année (à comparer aux 523.000 personnes placées en garde à vue en 2010).
L’avis du Comité économique et social européen, dont j’ai été rapporteur, propose de préciser cette notion de soupçon, qui, en l’état, étant donné le flou juridique qui l’entoure, apparaît difficilement applicable. Il préconise notamment de l’envisager par rapport à un élément tangible, des actes de poursuites par exemple, ce qui permettrait de réduire le nombre de personnes concernées. Fixer des standards de droits très élevés sans se préoccuper de leur financement pose naturellement la question de l’effectivité des droits édictés. La mesure sur l’aide juridictionnelle, qui était liée, dans l’esprit du Conseil, à celle du droit d’accès à un avocat, a en effet été repoussée à plus tard par la Commission. Cette poussée en force du modèle accusatoire dont semble être porteuse cette proposition de directive nous invite-t-elle à nous inspirer des structures d’urgence mises en place dans les pays de common law afin de garantir l’effectivité des nouveaux droits édictés ?
En cohérence avec leur conception du rôle de l’avocat devant les tribunaux, ces pays ont en effet très tôt conçu la nécessité d’assurer l’assistance d’un avocat aux plus démunis. Au Royaume-Uni, qui possède le plus ancien système d’aide juridictionnelle d’Europe, créé en 1949 par le Legal Aid and Advice Act, l’aide, en matière pénale, offerte par le Criminal Defence Service (PDS) comprend le conseil et l’assistance d’un avocat (solicitor) pendant les interrogatoires de police et à tous les niveaux de juridictions. Depuis le 1er août 2001, a été mis en place le PDS composé d’avocats salariés chargés de la défense des bénéficiaires de l’aide juridictionnelle.
Si ce système est l’un des plus onéreux de l’UE et qu’il est confronté, lui aussi, aux réductions budgétaires (de l’ordre de 28 millions d’euros en 2011), il faut reconnaître que, de manière efficace, il évite une justice à deux vitesses - les avocats du PDS s’engageant à respecter un code de conduite qui fixe des standards de qualité et de performance -, et garantit le principe du libre-choix de l’avocat. Comment cependant éviter que la charge de l’aide juridictionnelle repose essentiellement sur des avocats rémunérés à cet effet, ouvrant, à terme, la voie à une "fonctionnarisation", ce qui ne serait pas en phase avec les attentes des avocats, ni avec l’esprit de la profession.
En réalité c’est, en profondeur, toute l’organisation de l’aide juridictionnelle qu’il faut repenser. Rappelons encore quelques chiffres : 40 % des avocats convoqués ne viennent pas en garde à vue ! Seulement 400 avocats sur 45.000 assurent la majorité des aides juridictionnelles, soit 1 % de l’ensemble des avocats, chacun pouvant assurer jusqu’à 300 missions par an. La revalorisation financière des missions de l’aide juridictionnelle ne pourra résoudre la question du manque de disponibilité des avocats installés, auxquels il nous semble peu réaliste d’avoir recours, un tel investissement risquant parfois de mettre en cause la survie même du cabinet.
A l’instar de l’hôpital, où, sous la responsabilité de la structure hospitalière, et sous la supervision d’un médecin chevronné, ce sont les internes, qui traitent les urgences, on pourrait imaginer des structures d’urgence où ce serait les élèves-avocats, se formant par ailleurs dans des cabinets d’avocats, qui pourraient assister les personnes soupçonnées et s’entretenir par téléphone avec elles si celles-ci sont retenues par les services de police. Cela en attendant que l’avocat choisi soit disponible.
Cette piste aurait l’avantage de remédier à la situation actuelle marquée par une forte concentration de l’aide juridictionnelle sur un très faible pourcentage d’avocats, tout en inscrivant dans la formation des élèves avocats une excellente préparation à la pratique quotidienne de leur futur exercice, quelle que soit, par ailleurs, la spécialisation à laquelle ils se destinent. Dès lors que cette expérience serait intégrée de façon valorisante dans le cursus de chaque élève-avocat, la charge de l’aide juridictionnelle cesserait de stigmatiser une partie de la profession.
Dans la perspective d’une mobilité professionnelle à encourager, une telle piste mériterait, à notre avis, d’être approfondie à l’occasion de la révision actuelle de la directive relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles. Une telle proposition ne manquera pas de susciter des cris d’orfraie de la part de ceux qui s’érigeront en défenseurs du titre professionnel. Il me semble que, face aux corporatismes, l’intérêt à défendre est d’abord celui de l’égal accès à la justice et à un avocat, et de l’effectivité de ce droit.