Renaud Chevalier, associé du cabinet Germain & Moreau, conseil en propriété intellectuelle et mandataire en brevets européens, se propose d'analyser l'évolution du brevet d'invention depuis l'Antiquité, avec pour priorité de déterminer si ce brevet est aujourd'hui adapté aux innovations technologiques.
Dans un monde en perpétuelle évolution, où nos modes de vie sont profondément affectés par les innovations technologiques qui se succèdent à une vitesse exponentielle, il n'est pas inutile de se demander si l'arme juridique constituée par le "brevet d'invention" est toujours le moyen le plus adapté pour canaliser et accompagner l'effort d'innovation. En effet, la situation serait particulièrement cocasse si l'arsenal juridique au service de la protection de l'innovation devait se révéler obsolète...
Cette réflexion a d'autant plus de sens que l'innovation, à condition de la protéger valablement, demeure l'une des clés de notre compétitivité, sur un marché où de nouveaux acteurs provenant notamment de pays émergents, déplacent le centre de gravité de la croissance économique.
Apporter une réponse à une question brûlante d'actualité sans prise de recul préalable peut néanmoins s'avérer un pari risqué. Ceci est la raison pour laquelle l'étude de l'évolution de la protection de l'innovation au fil du temps, depuis ses balbutiements, constitue certainement un excellent exercice pour mieux apprécier la pertinence, ou la désuétude, du "Brevet d'invention" tel que nous le connaissons de nos jours.
Un des premiers régimes de protection de la propriété intellectuelle, assimilable à celui du brevet d'invention, remonte au VIe siècle av. J.-C. avec la loi de Sybaris, une cité de la Grande Grèce aujourd'hui située en Italie du Sud. Cette loi portait spécifiquement sur les inventions ayant trait à de nouvelles recettes de cuisine. L'inventeur d'une telle recette devait la rendre publique au travers d'un acte de divulgation et un monopole lui était accordé pour une durée limitée.
Le premier brevet industriel (connu en Europe) fut délivré en 1421 à Florence à l'architecte et ingénieur Filippo Brunelleschi qui l'obtint pour une invention dans le domaine de la manutention de marchandises destinées au transport par bateau. En 1469, c'est à Venise que fut octroyé un brevet à un assistant de Gutenberg, pour la durée de sa vie, de manière à lui conférer le privilège d'imprimer par un système utilisant des caractères mobiles. Le "Parta Venezia" marque en 1474 la première véritable apparition du droit de la propriété intellectuelle au sens moderne en matière de brevet d'invention.
En France, les monarques accordent des monopoles durant l'Ancien Régime afin de protéger des innovations, grâce aux lettres patentes. Pour l'anecdote, le terme "Patent" signifie d'ailleurs "Brevet" de nos jours en anglais.
Ainsi, aussi bien en France qu'en Europe, on retrouve donc déjà les fondamentaux de la protection par brevet d'invention, à savoir qu'une technique jugée innovante peut, en contrepartie de son accessibilité au public, faire l'objet d'un monopole durant un laps de temps déterminé (20 ans maximum de nos jours), avant de venir enrichir l'état de l'art ouvert à tous. Même si ces démarches s'effectuent de façon déconcertée d'un Etat à l'autre, les dirigeants européens de l'époque prennent donc progressivement conscience de la nécessité de récompenser et valoriser l'oeuvre de l'inventeur afin que ce dernier puisse, en toute sérénité, donner libre cours à son imagination féconde.
Les systèmes codifiés des brevets actuels découlent de périodes révolutionnaires : les premières lois concernant les "brevets d'invention" proprement dits datent de 1790 pour les Etats-Unis d'Amérique, et de 1791 pour la France. Les systèmes arbitraires précédents de privilège et monopoles sont abolis.
Le régime des brevets d'invention se met alors progressivement en place pour accompagner la révolution industrielle du XIXe siècle. Au cours de cette période, qui se caractérise par un essor considérable des avancées technologiques et un développement aigu des échanges internationaux, un fort besoin d'harmonisation se fait ressentir dans les principaux pays industrialisés en ce qui concerne les lois régissant la protection par brevets.
En réponse à cette attente, la Convention d'Union de Paris de 1883 instaure notamment la notion d'un "droit de priorité" permettant à un inventeur d'un pays membre de l'Union ayant déposé une demande de brevet dans son pays, de lui conférer un délai de réflexion d'une année afin de déterminer s'il souhaite étendre sa protection dans les autres pays de l'Union, les extensions éventuellement requises bénéficiant alors de la date de dépôt initiale par un effet rétroactif.
Les échanges et les innovations vont encore s'intensifier durant la première moitié du XXe siècle, à un tel point que le cadre juridique établi va donner des signes d'essoufflement : bien qu'il soit possible pour une entreprise de se protéger efficacement sur tous les territoires dans lesquels une activité commerciale est susceptible d'avoir lieu, il n'en demeure pas moins que la poursuite de procédures en parallèle devant les Offices des différents pays retenus à l'issue de l'année de priorité, nécessite une enveloppe budgétaire substantielle alors que la vision de l'entreprise n'est pas toujours figée à ce stade. De plus, même si les règles de droit d'un état à l'autre tendent à être harmonisées, des spécificités locales perdurent, rendant la gestion de la protection de l'innovation par brevets ardue dès lors qu'un nombre conséquent de pays est retenu.
Une fois de plus, des décisions politiques harmonisées vont être prises afin de proposer un régime de protection par brevets adapté aux nouvelles contraintes auxquelles les acteurs industriels se trouvent confrontés.
Tout d'abord, la Convention sur le Brevet européen va voir le jour. Un "brevet européen" pourra ainsi être délivré à l'issue d'une procédure unique engagée devant un Office européen supranational dont les décisions s'imposent aux Etats ayant adhéré à la Convention, ces Etats comprenant non seulement les Etats de l'Europe communautaire, mais également des Etats comme la Suisse ou la Turquie par exemple. De ce fait, les déposants pourront réaliser la protection de leurs innovations en Europe par le biais d'une seule procédure de dépôt d'examen et délivrance, en lieu et place de procédures multiples en parallèle comme cela se faisait jusque-là.
Récemment, cette procédure unique a encore été allégée grâce au "Protocole de Londres" qui permet de réduire l'impact budgétaire liée aux nécessités de traduction du texte de brevet délivré dans les différentes langues des pays de la Convention. Dans le même état d'esprit, le Traité de Washington a été ratifié par la plupart des pays du monde afin de donner plus de temps au déposant avant que ce dernier ne doive se prononcer définitivement sur le choix des pays dans lequel il souhaite une protection par brevet. Il est ainsi possible de déposer une demande unique, dite "PCT", couvrant l'ensemble des Etats ayant adhéré au Traité, et conférant 18 mois supplémentaires au déposant pour figer sa stratégie territoriale de protection et acquitter les coûts associés.
De même, d'autres groupements d'Etats ont été élaborés pour faciliter la tâche du déposant. Ce dernier peut par exemple faire usage du "Brevet eurasien" afin de se protéger dans les pays de cette région du monde au travers d'une procédure unique.
Par conséquent, des solutions pragmatiques vont être développées durant la seconde moitié du XXe siècle pour que le brevet d'invention conserve son attrait d'origine et continue donc de remplir efficacement l'objectif établi dès l'origine.
La fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle vont être marqués par, d'une part, la prépondérance de technologies de pointe comme l'informatique et l'électronique, et d'autre part, l'émergence de nouvelles technologies comme les sciences de la vie par exemple. Là encore, des aménagements juridiques et jurisprudentiels vont être développés afin de s'adapter à ces nouvelles problématiques. C'est ainsi que certaines innovations ne pouvant pas bénéficier de la protection par brevet, jusqu'alors, comme les programmes d'ordinateur notamment, vont pouvoir, dans une certaine mesure, faire l'objet de brevets d'invention dûment délivrés et conférant de réels monopoles à leurs détenteurs.
Très récemment, les Etats-Unis d'Amérique ont profondément réformé leur système juridique régissant la protection par brevets, de manière à l'harmoniser pleinement avec les autres systèmes juridiques couramment utilisés par les déposants. Jusqu'ici, des différences fondamentales pouvaient encore subsister entre ces différents régimes, rendant la question de la protection par brevets aux USA relativement complexe à appréhender pour des déposants non-américains.
Le principe global de la protection des innovations technologiques par brevet a été définitivement entériné ces dernières années par le fait que les entreprises de pays émergents comme la Chine et l'Inde, après avoir longtemps agi en marge des systèmes de protection par brevets, ont commencé à s'y conformer au fur et à mesure qu'elles développaient des technologies de pointe.
Au final, force est de constater que la protection par brevet d'invention demeure encore aujourd'hui le meilleur moyen dans toutes les régions du monde pour préserver ses intérêts et développer de nouveaux marchés.
En effet, l'harmonisation mondiale des règles juridiques, la simplification des procédures d'obtention de brevets et d'action en justice, ainsi que le déploiement soutenu d'une politique de protection de l'innovation dans tous les pays émergents d'envergure, constituent des paramètres forts et mesurables permettant de conclure sans détour que le régime de la protection par brevet d'invention, loin de prendre une ride, demeure une matière vivante en perpétuelle mutation, susceptible de se régénérer afin de rester en phase avec le monde d'aujourd'hui, et assurément celui de demain.
Renaud Chevalier
Associé, Germain & Moreau
Conseil en propriété intellectuelle
Mandataire en brevets européens