Ordre administratif, ordre judiciaire : le choc des cultures ?

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Brigitte Charles-Neveu, avocat, Neveu, Charles & AssociésLe Vice-président du Conseil d’Etat a annoncé la prochaine diffusion du pré-rapport d’étape du groupe de travail sur la rédaction des décisions des juridictions administratives, présidé par M. Philippe Martin. Analyse de Brigitte Charles-Neveu, avocate du cabinet Neveu, Charles & Associés.

Le juge administratif est soucieux d’améliorer la qualité de ses décisions de manière à les rendre plus lisibles, plus compréhensibles par le justiciable. La structuration traditionnelle des jugements et arrêts devrait donc être revue dans cette optique, inspirée de la culture du service public.

Parallèlement, le 13 décembre 2011, était conclu entre la cour d’appel de Paris et l’Ordre des avocats au barreau de Paris et de plusieurs barreaux de la couronne un protocole relatif à la mise en œuvre des principes de concentration et de structuration des écritures.
Du discours tenu par le Premier Président de la cour d’appel de Paris lors de sa rentrée solennelle, il s’évince que le contenu de ce protocole pourrait être étendu à toute la France et même, codifié.

Retour sur cinq points du discours :

1. Supposé relever l’audacieux défi d’une justice plus rapide "sans perte de qualité", ce protocole lie en préambule la réforme de la procédure civile devant les cours d’appel (suppression des avoués et communication électronique) à la "mise en œuvre des principes de concentration et de structuration des écritures"

2. Deux définitions suivent le préambule :

- celle de la "prétention", empruntée à G. CORNU (introduction au droit civil, habituellement abordée en 1ère année de licence)

- celle du "principe de concentration" dont une approche matérielle postulerait que chaque partie ne peut prendre qu’un nombre prédéterminé de conclusions (demande, réplique/, réponse/duplique)

Le principe purement prétorien de concentration des moyens, d’apparition relativement récente (2006), a pourtant été largement critiqué en doctrine, au regard notamment de l’atteinte portée à l’accès au juge1Il pose toutefois en pratique plus de difficultés qu’il n’en résout2

3. Le point 3 du protocole est tout entier consacré au nouveau principe dit "de structuration des écritures" dont il est expressément admis qu’il n’a aucune définition juridique, mais qu’il renverrait tout simplement à l’article 954 du code de procédure civile.
Le principe de "structuration des moyens" ne serait donc rien d’autre que la distinction, dans les écritures, entre le dispositif – qui contient les demandes (ou prétentions) – et les motifs – qui contiennent les moyens sur lesquels elles se fondent.
N’était-il pas redondant de consacrer un principe là où un texte codifié existe déjà ?

4. Arrive en point 4, "l’objet du protocole" : préciser les grandes lignes d’un "plan type" d’écritures devant la Cour, utilisable dans le cadre des procédures civiles avec ou sans représentation obligatoire. Ce dernier membre de phrase laisse perplexe si l’on songe que ce dispositif serait destiné, à terme, à être étendu devant toutes les juridictions, donc aussi en première instance.

Le justiciable qui se dispensera du concours de l’avocat sera-t-il astreint à une formation accélérée à la rédaction d’écritures conformes ? Où faut-il voir ici l’amorce d’une généralisation – au demeurant bienvenue - de la représentation obligatoire (d’ailleurs évoquée, sous un certain angle, lors de la rentrée solennelle de la Cour de Paris) ?

Le plan type proposé est ainsi conçu :

- Exposé "concis" des faits
Uniquement les faits, et les faits "objectifs", avec visa des pièces dans l’ordre du bordereau, "afin de faciliter le travail des magistrats", la priorité pour l’avocat n’étant plus de défendre le client dont il est mandataire, de faire triompher une thèse, mais de faciliter le travail des magistrats. Avocat auxiliaire de Justice … ou auxiliaire du juge ?

Formons le vœu que le prochain protocole s’attachera, par quelques contraintes imposées aux juges, à faciliter le travail des avocats : par exemple, l’obligation de communiquer le rapport aux avocats dans un délai déterminé avant l’audience, sous une forme destinée à leur en rendre la lecture plus agréable, ou encore, l’obligation de respecter strictement les dates de délibéré, ou de motiver tout report de la date de délibéré initialement prévue, …

- Exposé "bref" des éléments utiles à la solution du litige
Concision, brièveté, sont les maîtres mots de ce protocole. Mais sans doute ne faut-il y voir qu’une réaction à certaines pratiques locales de "délayage" des écritures …

- Discussion et présentation des différentes prétentions
A l’intérieur de chaque prétention, énumération des moyens à l’appui et renvoi aux pièces, numérotation, résumé en caractères gras, …
La police et la taille des caractères à utiliser seront-elles précisées par voie d’avenant ?
Pour une meilleure lisibilité, on pourrait aussi imaginer d’introduire un peu de couleur : les moyens de procédure en vert, les défenses au fond en bleu, les demandes reconventionnelles en rose, …

5. Enfin, certains termes devraient disparaître de notre vocabulaire, comme "constater", "donner acte",… sans que l’on sache bien ce qu’ils avaient d’inconvenant.


Qui oserait encore prétendre que le procès civil est la chose des parties ?

Toutes les réformes intervenues depuis plusieurs années n’ont eu pour objet que d’affirmer un caractère de plus en plus inquisitoire de la procédure civile, alors que, parallèlement, la procédure administrative, pénétrée par les principes du procès équitable, devenait de plus en plus équilibrée, rétablissant l’égalité des armes entre administré et administration.

En signant un tel protocole, le barreau de Paris n’admet-il pas implicitement que ses membres ne seraient pas capables de rédiger correctement leurs écritures ? Ce qui constituerait alors un camouflet pour les IEJ concernées et pour l’école du barreau …

Force est toutefois de constater que cette démarche devrait tuer dans l’œuf les velléités de certains d’entre nous à voir reconnues leurs écritures comme œuvres de l’esprit.

 

Brigitte Charles-Neveu
Avocate - Neveu, Charles & Associés 

 

1. PERROT, RTD civ. 2006 p. 825 – LE BARS, Procédures 2007 étude n° 12 – H.CROZE, Procédures 2006 repère 9 – WIEDERKEHR JCP G 2007, II 10070 – THERY, RTD civ. 2008 p. 147 – G. BOLARD, JCP G 2008, I, 156 – Ph. MALINVAUD, RDI 2008 n°1 p. 49, ...

2. DALLOZ recueil 27.01.2011 Procédure civile, Natalie FRICERO – DALLOZ recueil 26.01.2012 Procédure civile, Natalie FRICERO

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