Stéphane Leriche, Associé et Myriam Douillet, collaboratrice au sein du cabinet Bird & Bird, reviennent pour le Monde du Droit sur la pertinence de la force majeure en matière d'exonération des contrats informatiques.
La propagation rapide du virus COVID-19 au niveau mondial a contraint certains Etats dont la France à adopter de nombreuses mesures législatives et réglementaires afin de tenter d’enrayer la progression du virus.
L’état d’urgence sanitaire a ainsi été déclaré par la loi n°2020-290 adoptée le 23 mars 2020, afin de donner un socle juridique aux mesures administratives mises en œuvre par le Gouvernement français et notamment celles dites de « confinement » visant à prévenir les rassemblements de personnes et à restreindre au strict nécessaire le déplacement des individus. L’article 3.1° du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 précise ainsi que seuls sont autorisés les « trajets entre le domicile et le ou les lieux d'exercice de l'activité professionnelle et déplacements professionnels insusceptibles d'être différés ».
Aux questions d’organisation et aux possibles retards suscités par les règles de confinement, s’ajoutent les inquiétudes liées à l’évolution de la situation économique incitant les acteurs, et notamment les donneurs d’ordre, à la prudence voire au repli sur certains projets jugés moins stratégiques ou trop coûteux à l’aune de la conjoncture incertaine. Certaines entreprises du secteur numérique feraient ainsi face à une pression grandissante de la part de leurs clients souhaitant interrompre l’exécution de leurs contrats, en invoquant la force majeure.
C’est dans ce contexte que le syndicat professionnel français de l’industrie du numérique TECH IN France a invité les utilisateurs à faire preuve de solidarité et à ne pas pénaliser les fournisseurs en interrompant les contrats en cours, en utilisant la force majeure comme « stratégie » pour « revoir opportunément la structure de leurs achat1 ». TECH IN France a ainsi annoncé qu’elle communiquerait ministère de l’Économie et des Finances tous les dossiers illustrant une utilisation abusive de la force majeure.
Qu’en est-il réellement de la capacité des acteurs à invoquer la force majeure pour obtenir la suspension, la révision ou, plus radicalement, la résiliation de leurs engagements dans le cadre de contrats informatiques ? Ce fondement est-il véritablement adapté eu égard aux difficultés rencontrées ?
S’il est raisonnable d’estimer que les mesures de police administrative prises par l’exécutif présentent bien les critères d’imprévisibilité (à tout le moins pour les contrats conclus avant la mise en place des mesures restrictives) et d’extériorité (en ce qu’elles échappent au contrôle du débiteur) posées par l’article 1218 du Code civil, la question de l’irrésistibilité et notamment du point de savoir si l’exécution est effectivement empêchée mérite d’être débattue. Il n’est ainsi pas possible de faire l’économie d’une analyse in concreto prenant en compte :
- la nature de la prestation fournie ;
- ses moyens d’exécution ;
- les stipulations contractuelles spécifiques relatives à la force majeure et notions connexes (suspension ou résiliation par l’effet de la loi ou du règlement/ fait du prince/ clauses d’imprévision/ renégociation).
Si la problématique apparaît rétive à une approche globalisante et forcément réductrice, il est néanmoins envisageable de dresser quelques constats mettant en lumière les carences et risques liés à la mise en avant de la force majeure et de suggérer des pistes de réflexion alternative. De ce point de vue, il peut être utile de distinguer les contrats de développement et d’intégration (contrats « build ») des contrats de services récurrents : exploitation, support, maintenance que ce soit en mode Cloud ou non (contrats « run »).
Difficultés d’exécution des projets : ne pas se focaliser sur la force majeure
S’agissant des contrats « Build », les difficultés peuvent apparaître d’une certaine acuité compte tenu de la nécessaire mobilisation de personnel qualifié tant du côté du prestataire que du client. Pour autant, il n’est pas certain que la désorganisation occasionnée par les mesures de confinement soit suffisante pour permettre de justifier la suspension des obligations essentielles au titre de la force majeure. En effet, pour ce qui concerne les projets impliquant des acteurs d’une certaine envergure et/ ou technologiquement avancés, le développement des techniques de télétravail devraient permettre la continuité les travaux de spécifications, de développement, de tests ou de paramétrage. De nombreux projets sont aujourd’hui conduits à distance avec « interactions physiques » limitées entre les équipes respectives.
En outre, il importe de rappeler que certains déplacements professionnels « insusceptibles d’être différés » sont autorisés et pourraient donc se tenir notamment pour des tests de mise en production d’une application critique. Cette exception devra faire l’objet d’une appréciation au cas par cas. La suspension complète de ses obligations par le prestataire ne s’impose donc pas de manière systématique.
En revanche, des retards dus à des questions d’organisation du travail ou de disponibilité des interlocuteurs chez le client ou des sous-traitants seront susceptibles de se produire. Dans ces hypothèses, le recours à la force majeure se révélera inutile compte tenu de l’adoption de l’ordonnance 2020-306 du 25 mars 2020.
L’article de cette ordonnance édicte, en effet, un moratoire sur l’ensemble des sanctions liées au non-respect des délais contractuels et ce, pendant une durée s’étendant jusqu’à un mois suivant la cessation de la situation d‘état d’urgence sanitaire. Les prestataires tenus à des délais impératifs seront donc dispensés de toute sanction (pénalités, astreintes, résolution) en cas de non-respect du calendrier contractuel.
Il importe de souligner que le champ d’application de l’article 4 n’impose pas de faire la démonstration que les mesures gouvernementales ou les difficultés engendrées par la crise sanitaire empêchent de manière effective la réalisation des prestations soumises à délai impératif. L’état d’urgence sanitaire constitue ainsi une justification objective et inconditionnelle de suspension des sanctions contrairement à la notion de force majeure. Il en découle que le détour par l’exception de force majeure est inutile pour faire valoir le droit au moratoire sur les sanctions. Les clauses contractuelles de force majeure et les conditions, critères et conséquences qu’elles peuvent spécifier n’auront donc pas lieu à s’appliquer dans la mesure où ce texte est incontestablement d’ordre public.
Ceci présente un avantage certain pour le prestataire dès lors qu’il est d’usage que les clauses de force majeure prévoient une résiliation automatique ou au gré de l’une des parties après une certaine période de suspension des obligations concernées. Dans ces conditions, invoquer la force majeure dans le contexte actuel pourrait occasionner des effets ricochet peu souhaitables.
Il convient de préciser qu’il s’agit d’un moratoire sur les sanctions mais non de mesures de prorogation de délais ou de suspension de l’exécution des contrats. Il incombe dès lors aux parties de renégocier, le cas échéant, leur calendrier contractuel afin de prendre en compte les difficultés d’exécution du contrat. A défaut de renégociation, les sanctions seront de nouveau encourues à l’issue de la période de moratoire (un mois après la fin de la période d’urgence sanitaire).
Enfin, le client lui-même pourrait être tenté de chercher à échapper, provisoirement ou définitivement, aux liens du contrat arguant que les événements en cours remettent en cause la viabilité financière du projet voire sa raison d’être en raison d’un repli stratégique décidé par les organes de direction rendant le développement de la solution caduque. De ce point de vue, l’exception de force majeure ne semble être d’aucun secours pour le client dès lors qu’il est constant que :
- en sa qualité de débiteur, il ne peut invoquer la force majeure pour suspendre ou révoquer son obligation de paiement (ex : Cass. Com. 16 septembre 2014) ;
- en sa qualité le créancier de la prestation, il n’est pas admis à se prévaloir de la force majeure même si un tel événement prive la prestation attendue ou déjà fournie de son utilité.
L’imprévision, par ailleurs neutralisée dans un grand nombre de cas par la volonté des contractants, ne devrait pas s’avérer plus déterminante. A supposer que les événements contribuent à rendre « excessivement onéreuse » l’exécution du contrat pour l‘une des parties, le mécanisme de l’article 1195 Code civil suppose le recours au juge en cas d’échec des renégociations. Le temps judiciaire (lui-même fort ralenti en cette période) ne semble pas compatible avec l’instantanéité des conséquences néfastes de la crise sanitaire sur l’activité des parties. Ce fondement est de ce fait conçu pour les contrats de longue durée soumis à des aléas durables et non maîtrisables. Son invocation dans le cadre d’un contrat « build » semble de ce point de vue hors de propos.
Contrats d’exploitation et contrats Cloud : le rôle déterminant du contrat et des plans de continuité
S’agissant des contrats « run », la question de mobilisation de personnel pourra s’avérer moins centrale même si les contrats de tierce maintenance ou d’outsourcing peuvent nécessiter un travail continu ou régulier sur site. Là encore une analyse au cas par cas sera nécessaire prenant en compte les difficultés de fourniture de la prestation à distance, l’exercice d’un éventuel droit de retrait par les salariés du prestataire ou du client, l’existence d’un plan de continuité pour l’activité concernée garantissant un service minimum etc.
Si l’on se focalise sur les fournisseurs de services Cloud (SaaS, IaaS, PaaS), la problématique essentielle semble résider dans la potentielle saturation des réseaux et capacités trop sollicités compte tenu du développement exponentiel des connexions à distance. De ce point de vue, les fournisseurs de solutions de travail collaboratif, télé ou visioconférence, partage de contenus paraissent particulièrement exposés. Ici encore, la capacité à se prévaloir de la force majeure dépendra des cas d’espèce et notamment de la plus ou moins grande maîtrise des infrastructures sollicitées et des clauses contractuelles. Il est peu envisageable qu’un éditeur SaaS puisse mettre en suspens ses obligations en faisant valoir la saturation des serveurs de production.
L’hébergeur est, en effet, son sous-traitant. En outre, l’existence d’un plan de continuité d’activité revêtira une importance fondamentale dès lors que l’objet de ce type de document est précisément de se prémunir contre ce type de situation d’interruption de la prestation en mode nominal.
Le gel des sanctions prévu par l’article 4 de l’ordonnance du 25 mars 2020 précitée sera dans cette hypothèse sans portée dès lors que cette disposition ne s’intéresse qu’au respect des obligations exprimées en termes de délais. Les pénalités afférentes au non-respect d’indicateurs de qualité comme les taux de disponibilité ou de performance en matière de réseaux ou d’applications ne sont donc pas concernées. La question semble, en revanche, plus épineuse pour les pénalités liées aux prestations de support de maintenance visant des délais moyens ou maximum d’intervention ou de correction. De leur qualification, pénalités de retard ou non, dépendra en effet la possibilité de se prévaloir du moratoire légal. L’analyse du libellé des Service Level Agreements se révélera de ce point vue essentielle.
Comme pour les contrats « build », le recours à l’imprévision nous paraît une option beaucoup trop lourde à mettre en œuvre dans ce contexte à supposer que les critères en soient remplis et que son application n’ait pas été repoussée par les parties.
Enfin, le seul fondement pouvant permettre au client de suspendre ses paiements nous semble être l’exception d’inexécution dans le cas où le prestataire ne serait plus en mesure de fournir la prestation conformément à ses engagements contractuels.
Aborder les difficultés d’exécution des contrats informatiques dans la cadre de la crise sanitaire actuelle à travers le seul prisme de la force majeure (et à plus forte raison de l’imprévision) semble donc une approche réductrice et, dans une certaine mesure, inadaptée voire risquée. Comme souvent, une approche pragmatique fondée sur une discussion équilibrée et visant à la mise en place de solutions temporaires lorsque les circonstances l’exigent semblent éminemment préférables à l’invocation de fondements à l’applicabilité incertaine.
Peut-être même que de cette situation inédite découlera de nouvelles bonnes pratiques telles que la généralisation de clauses dites de « situation de crise » s’écartant des concepts trop binaires de force majeure ou d’imprévision pour adapter les obligations des parties en cas de circonstances exceptionnelle et temporaires.
Par Stéphane Leriche, Associé et Myriam Douillet, collaboratrice au sein du cabinet Bird & Bird
1. https://www.techinfrance.fr/cp-covid-19-tech-in-france-demande-aux-utilisateurs-de-ne-pas-penaliser-les-fournisseurs-en-interrompant-les-contrats-en-cours/