Lionel Scotto, co-fondateur du cabinet Scotto Partners, estime que les cabinets d'avocats ont le devoir de protéger leurs collaborateurs durant la crise actuelle liée à l'épidémie de Covid-19.
Avocat depuis 30 ans, entrepreneur depuis 25, 4 crises économiques au compteur, j’ai co-fondé le cabinet Scotto Partners, dont la notoriété est indissociable de l’invention du management package, aujourd’hui un des piliers des opérations de Private Equity. Ce chemin de vie m’a appris que le devoir moral des associés de protéger les collaborateurs d’un cabinet n’est pas seulement un devoir moral en période de crise, c’est aussi souvent la meilleure stratégie de rebond.
Comme chacun d’entre-nous, la crise du Coronavirus m’a pris par surprise : de vaguement intéressé, en passant par un peu plus concerné, à franchement inquiet.
Et comme chacun d’entre-nous, j’ai d’abord et avant tout pensé à ma famille… Comment protéger ceux qu’on aime et soi-même ? avec la singularité de devoir se défendre d’un ennemi inconnu et invisible.
Passé le temps de la stupeur et de la protection « reptilienne » du premier cercle, est arrivé quasi simultanément la nécessité de préserver son travail, et pour ma part, d’adopter des mesures pour sauvegarder, au maximum, et dans la limite de mes possibilités, les équipes et le cabinet.
Avec l’aide de mes associés, de notre managing partner et de notre office manager, nous avions déjà mis en place les moyens nécessaires à une digitalisation efficace de notre cabinet. Nous avons dû nous adapter en un temps record à cette « dématérialisation » du cabinet et rassurer les collaborateurs et le personnel sur le fait que « dématérialisation » ne voulait pas dire « désintégration », mais flexibilité, créativité et réactivité face à une crise avant tout sanitaire, mais avec des conséquences économiques significatives.
Dans ce contexte d’urgence, nous avons vite été confrontés à la question fondamentale de la solidarité, en interne avec nos troupes, comme à l’extérieur avec nos clients dirigeants d’entreprise, raison d’être du cabinet depuis sa création, que nous accompagnons par vents favorables comme vents contraires.
Ce que j’ai appris au cours de ces trente dernières années, c’est que collaborateurs et employés du cabinet constituent une force vive essentielle pour opérer un pivot rapide et lancer de nouveaux produits pertinents dans une période de disruption radicale. Une crise, c’est aussi un accélérateur de nouvelles practices, l’occasion de réinventer son modèle.
Qui sait si cette crise sera la plus dure ou la plus longue, mais c’est certainement la plus globale et disruptive sur le plan de notre mode de vie, de penser et de travailler.
La première crise, dite du système monétaire européen (SME) consécutive au référendum sur le Traité de Maastricht, je l’ai vécue en tant que collaborateur d’un cabinet international, c’était en 1992. En 3 mois nous étions passés de 12 à 2 collaborateurs avec un nombre d’associés lui, resté quasi-inchangé. Beaucoup de jeunes avocats collaborateurs de cette époque se rappellent avec douleur les difficultés qu’ils ont dû surmonter pour retrouver une collaboration, sans aucun chômage, alors que la génération suivante arrivait simultanément sur le marché du travail, toute fraiche sortie de l’école du barreau.
Cette première expérience a été déterminante dans la perception de mon futur rôle d’associé : les collaborateurs ne doivent pas être la première variable d’ajustement en temps de crise.
Les trois autres crises, je les ai vécues en qualité d’associé du cabinet que j’ai co-fondé : le krach boursier de 2001 lié à l’explosion de la « bulle internet » cumulé avec les attentats du 11 septembre tout d’abord, puis la crise des subprimes en 2007-2009, enfin la crise actuelle du Coronavirus.
La plus riche d’enseignements et de similarités dans son intensité avec la crise actuelle est sans nul doute celle de 2007. Cette citation d’Alfred Auguste Pilavoine résume selon moi beaucoup de choses : « Dans la prospérité on ne voit plus l’homme ; dans l’adversité on voit tout l’homme » ; c’est vrai pour l’homme… c’est aussi vrai pour l’associé d’un cabinet d’avocats qui devient instantanément entrepreneur le jour où il accède au titre d’associé.
Dans les structures d’exercice gérées normalement, les associés gagnent substantiellement plus que leurs collaborateurs et ce sur de longues périodes de temps. Cette différence de rémunération est justifiée non seulement par le différentiel d’expérience, de technicité, de responsabilité et de réseaux entre l’associé et le collaborateur, mais aussi et surtout par le risque entrepreneurial pris/supporté par l’associé puisqu’en général, la rémunération de ce dernier correspond à une quote-part du résultat de son cabinet.
Tout comme aujourd’hui, la crise de 2007 a amené un grand nombre de cabinets d’avocats à s’interroger sur leur survie et les mesures de sauvegarde à prendre. J’ai vu des cabinets d’avocats disparaitre du jour au lendemain, non pas de l’effet immédiat de la crise sur leur activité, mais des dissensions survenues entre les associés sur les moyens à déployer, les efforts à fournir et les responsabilités à assumer pour traverser cette crise. Très souvent, le schisme, accentué par la peur panique de certains, s’est cristallisé autour de la question du coût des collaborateurs et de leur licenciement pour alléger le bilan, mais surtout pour permettre aux associés du cabinet de conserver tout ou partie de leur rémunération pendant le temps que durerait la crise afin d’assurer la continuité de leur train de vie.
Ma position sur ce point est claire : les associés d’un cabinet d’avocats doivent assumer le risque d’être moins bien rémunérés lors de périodes difficiles. C’est à eux d’accepter que leur rémunération soit la première variable d’ajustement en temps de crise, et de tout mettre en œuvre pour protéger dans la mesure du possible l’emploi et les rémunérations des collaborateurs, lesquels - pour la plupart - n’ont pas le droit au chômage.
Il appartient à chacun de décider s’il doit assumer ses responsabilités d’entrepreneur et faire face ou se soustraire à ses responsabilités et fuir…
Comme après la crise de 2007, il y aura un « après » à la crise du coronavirus. Ceux des cabinets d’avocats qui auront su et pu conserver leurs forces vives redémarreront rapidement leur activité en bénéficiant d’une loyauté de leurs collaborateurs renforcée par le fait qu’ils auront partagés ensemble cette crise ; ceux en revanche qui auront fait le choix de tailler dans leurs effectifs pour protéger leurs associés auront beaucoup plus de mal à redémarrer rapidement car il leur sera difficile de convaincre la nouvelle génération d’avocats millennials de la cohérence de leur projet entrepreneurial.
J’espère sincèrement que je pourrai maintenir cette stratégie et que l’histoire continuera de la valider comme l’une des clés du rebond en sortie de crise. En tout état de cause, je m’y emploie avec l’aide de mes associés les plus courageux.
Lionel Scotto, co-fondateur du cabinet Scotto Partners