En juillet, la BPIFrance en lien avec LeLAB et les «Mots Clés » a publié un guide pratique « à destination des dirigeantes et dirigeants des PME-ETI » au titre évocateur « Passez à l’Action ». Le but est d’inciter les entreprises de petite taille et en particulier les start-ups à se doter d’une « raison d’être », voire à se transformer en une « société à mission ». Il tire les conséquences de la loi « PACTE » n°2019-486 du 22 mai 2019 dont l’une des innovations a été de cristalliser la responsabilité sociale d’entreprise dans la ligne des réformes entamées avec la loi n°2001-420 du 15 mai 2001sur les nouvelles régulations économiques ou loi « NRE ».
Le code civil français consacre le principe d’une responsabilité sociétale des acteurs économiques
Indépendamment de la transformation qu’induit l’adoption d’une raison d’être ou d’un statut de société à mission, la loi « PACTE », qui a institué ces deux formules, a inscrit dans le marbre du code civil l’obligation faite à toute société commerciale de prendre en compte les enjeux sociaux et environnementaux liés à leur activité. Elle a en effet introduit un alinéa 2 à l’article 1833 de ce code qui dispose que « la société est gérée dans son intérêt social en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Il faut reconnaître que, bien avant l’entrée en vigueur de cette disposition, un peu comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, la plupart des entreprises en France tenaient déjà compte de ces enjeux. Elles le faisaient par souci de bonne gestion autant qu’en raison des innombrables obligations légales qui leur sont imposées par une législation pléthorique en matière sociale et environnementale[1].
Avec la loi PACTE, si la profitabilité, sans laquelle une société commerciale ne peut survivre, n’est pas reléguée à un rang secondaire dans la mesure où l’intérêt social répond nécessairement à un impératif économique[2], l’alinéa 2 de l’article 1833 du code civil appelle à un dépassement des seules considérations financières ou économiques.
Le non-respect de la disposition n’est certes pas sanctionné par la nullité des actes ou délibérations des organes de la société, ainsi qu’il ressort de l’article 1844-10 du code civil. De plus, la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux recouvre une simple obligation de moyens. Pour autant, elle a des conséquences juridiques : ainsi que l’indique le rapport du Sénat sur le projet de loi dont est issue la loi PACTE « si cette innovation ne remet pas en cause les principes du droit de la responsabilité, elle pourra tout de même favoriser des actions en responsabilité sur le terrain d'une prise en considération insuffisante des enjeux sociaux et environnementaux, par exemple par une organisation de la société civile, en cas de préjudice »[3]. Cela vaut surtout pour les sociétés françaises n’atteignant pas le seuil requis (5000 ou 10 000 salariés) pour être soumises au devoir de vigilance de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 sur le devoir de vigilance[4] qui pourraient donc en dehors de cette loi voir leur responsabilité mis en cause.
L’adoption d’une « raison d’être » fait franchir un palier supplémentaire
Préciser la raison d’être de l’entreprise dans les statuts fait franchir un palier supplémentaire dans la voie de l’affirmation d’une responsabilité sociétale. La loi PACTE a inséré à l’article 1835 du code civil une disposition suivant laquelle « les statuts peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ».
Ainsi, au-delà de précisions sur sa forme, son objet, son appellation, son siège, son capital social, sa durée ou ses modalités de fonctionnement, toute société peut inclure dans ses statuts l’énoncé ce que d’aucuns désignent comme « un supplément d’âme », à savoir le but collectif moral et social poursuivi à moyen et long terme par la société. Comme le souligne le rapport Notat-Sénard[5], qui a inspiré la disposition, l’entreprise ne se définit plus seulement par ce qu’elle fait, mais pourquoi elle le fait.
L’intérêt de la raison d’être est de permettre aux dirigeants, en lien avec leurs salariés, les représentants du personnel et des actionnaires, toutes autres personnes qu’il paraît utile de consulter, d’engager une réflexion globale sur les valeurs de l’entreprise, l’impact sociétal de son activité, le contexte présent et à venir dans laquelle celle-ci s’inscrit et plus généralement sur le message de responsabilité qu’entend porter la société. Il serait erroné de considérer cependant la raison d’être comme un simple outil de communication. Il s’agit d’un engagement juridique.
Les entreprises qui ont changé leurs statuts pour y préciser leur raison d’être invoquent souvent leurs préoccupations de respecter les meilleures pratiques, de proposer des produits et services conçus pour le bien des individus et de la planète, de contribuer à l’éducation, la formation, la recherche, la santé ou encore à un environnement sain, d’adopter une démarche responsable et pluriculturelle, de prendre en compte l’intérêt des générations futures etc. Il est clair que ces affirmations fortes ne peuvent être d’affichage. Avec toutes les données que les entreprises d’une certaine taille doivent publier, et comme indiqué dans le rapport précité du Sénat, du fait du contrôle social aujourd’hui exercé sur les entreprises par les ONG et les agences de notation et ce, dans tous les domaines, les mots employés ont un sens et une portée juridique : les engagements pris sont à la fois opposables et vérifiables.
La formule de la société à mission, la plus exigeante, ne peut être retenue qu’après évaluation de ses avantages et de ses risques
La loi PACTE a dissocié la simple insertion d’une raison d’être dans les statuts prévue par le code civil de l’adoption d’un statut de société à mission prévu par l’article L.210-10 du code de commerce suivant des modalités définies à l’article R.210-21 du même code.
Être une société à mission implique (i) la définition d’une raison d’être au sens de l’article 1835 du code civil, (ii) des objectifs sociaux et environnementaux à atteindre dans le cadre de la mission, (iii) des modalités de suivi de l’exécution de la mission par des organismes ad hoc.
La différence principale entre la société à raison d’être et la société à mission est que la seconde voit sa gouvernance profondément modifiée. Elle doit mettre en place un organe de suivi à côté des organes sociaux de l’entreprise : le « comité de mission ». Sa composition s’étend outre aux actionnaires, à un ou plusieurs salariés, des fournisseurs, des clients, des experts, des personnalités qualifiées, au choix de la société. Le comité établit un rapport annuel joint au rapport de gestion qui expose la situation de l’entreprise, son évolution prévisible, les évènements importants survenus. En outre et surtout, le comité apprécie si les engagements ont été respectés. Les statuts peuvent d’ailleurs prévoir que pour ce faire, le comité a droit à être assisté par des experts.
Le comité peut se faire communiquer toutes pièces et mener des investigations qui peuvent le conduire dans n’importe quel site de l’entreprise. Il est évident que si des manquements sont constatés, un débat, sinon même un contentieux, peuvent s’ouvrir. L’activisme actionnarial en pleine expansion, les stratégies judiciaires de certaines organisations ou encore les médias et réseaux sociaux sont autant de vecteurs de mise en cause publique des stratégies d’entreprises et du comportement de leurs dirigeants.
Le contrôle du suivi de la mission ne s’arrête au demeurant pas là. Sa bonne exécution est vérifiée par un organisme indépendant, accrédité par le Comité français d’accréditation à un rythme régulier, la première fois au bout de 18 mois, ensuite au moins tous les deux ans. L’avis de cet organisme est joint au rapport de gestion et publié sur le site Internet de l’entreprise.
Les statuts de la société à mission sont déposés au greffe du tribunal de commerce et publiés après vérification de leur conformité aux exigences requises par le code de commerce. En cas de non-conformité, le Président du tribunal de commerce, saisi par le ministère public ou toute personne y ayant intérêt, peut en référé enjoindre – le cas échéant sous astreinte – à la société de supprimer la mention de sa qualité de société à mission dans tous les actes et documents émanant d’elle.
La forte implication sociétale des entreprises françaises doit se concilier avec la compétitivité
Au final, ces deux formules – la société à raison d’être et la société à mission – sont un succès. Il existe à ce jour plus de 200 sociétés à mission et près de 100 ayant inséré dans leurs statuts leur raison d’être. Si l’on regarde de près ces chiffres, il apparaît que la société à mission a recueilli l’adhésion essentiellement des TPE/PME (plus de 95% des 200 entreprises concernées). Les grandes entreprises, à quelques exceptions près, ont privilégié l’inclusion d’une raison d’être dans leurs statuts. On le comprend. Se doter d’un statut de société à mission ne va pas de soi pour des entreprises importantes ayant des implantations à travers le monde. Les multiples contrôles tant internes qu’externes qui s’exercent sur elles entraînent des contraintes parfois difficiles à assumer. Il faut donc être en mesure de tenir ses engagements au pied de la lettre sans pour autant nuire à la compétitivité de l’entreprise qui fait partie de son objet social. Les péripéties qu’a connu récemment une grande entreprise du secteur alimentaire montrent que les deux concepts – RSE et compétitivité – ne peuvent en aucun cas être antinomiques.
Aussi la recommandation pour ces grandes entreprises est avant tout de songer à se doter d’une « raison d’être », c’est-à-dire de mettre à profit cette possibilité pour lancer avec toutes les parties prenantes une réflexion collective de nature à la fois stratégique et éthique sur la vision à long terme du développement et des responsabilités de l’entreprise au plan mondial. En cela, la loi PACTE a apporté une plus-value au droit des sociétés. Encore faut-il être conscient que tout changement des statuts d’une entreprise a d’importantes conséquences en termes de responsabilité de la société comme de ses dirigeants et qu’il faut donc les apprécier au regard des objectifs à afficher avant toute transformation statutaire en profondeur.
Noëlle Lenoir, Noëlle Lenoir Avocats
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[1] La loi n°2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques (NRE) obligeait déjà les sociétés cotées à mentionner dans leur rapport de gestion la façon dont étaient prises en compte les conséquences sociales et environnementales de leur activité. La loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement avait déjà imposé aux sociétés d’une certaine taille l’obligation d’un reporting extra financier en matière environnementale, quatre ans avant par conséquent l’adoption de la directive 2014/95/UE instituant la Déclaration de Performance Extra-Financière (DPEF).
[2] Il ne semble pas que la jurisprudence ait véritablement donné un définition de l’intérêt social autre que celle de l’intérêt commun à tous les associés, sauf à préciser que l’intérêt social doit être licite.
[3] Rapport au nom de la Commission spéciale du Sénat n°254 (2018-2019) déposé le 17 janvier 2019.
[4] Articles L.225-102-4 et 5 du code de commerce.
[5] « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », rapport aux Ministres de la Transition Ecologique et Solidaire, de la Justice, de l’Economie et des Finances, et du Travail, 9 mars 2018.