Guerre en Ukraine, marchés publics et théorie de l’imprévision

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Le conflit en Ukraine à la suite de l’invasion d’une partie du territoire ukrainien par l’armée russe n’est pas sans conséquences sur l’exécution des marchés publics en France. En effet, la hausse exceptionnelle du prix de certaines matières premières sinon les pénuries, induites par la guerre russo-ukrainienne peuvent affecter les conditions d’exécution des contrats, qu’il s’agisse du choix initial des matériaux, des différents surcoûts liés à l’augmentation du prix des matières premières, de l’adaptation des quantités ou des délais contractuels. La circulaire « relative à l’exécution des contrats de la commande publique dans le contexte actuel de hausse des prix de certaines matières premières », prise le 30 mars 2022 par le Premier Ministre Jean Castex, témoigne de l’urgence de la question. 

Dans une telle situation, les entreprises ne sont pas dépourvues de tous moyens. Elles peuvent compter en effet sur une théorie jurisprudentielle propre au droit administratif qui impose à l’administration d’aider financièrement son cocontractant lorsque l’équilibre du contrat est bouleversé à la suite d’évènements imprévisibles lors de la passation. Il s’agit de la théorie de l’imprévision dont les termes sont rappelés à l’article 6 3° du code de la commande publique qui précise que « lorsque survient un évènement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant l’équilibre du contrat, le cocontractant qui en poursuit l’exécution, a droit à une indemnité ». 

La reconnaissance des faits d’imprévision est conditionnée par l’existence d’une situation extérieure aux parties et imprévisible au moment de la passation du contrat. Bien que le juge administratif apprécie strictement cette condition, la hausse exceptionnelle des prix ou de pénurie de gaz, des carburants et de certaines matières premières ou autres fournitures consécutive à l’invasion de l’Ukraine ne semble pas pouvoir échapper à la catégorie des évènements extérieurs qui ne pouvaient être raisonnablement prévus par les parties.

Cette reconnaissance de faits extérieurs et imprévisibles ne suffit pas à déclencher le mécanisme de l’imprévision. L’entrepreneur doit être en mesure d’établir que l’évènement a « bouleversé l’économie du contrat » (CE, 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux, n° 59928). Un simple manque à gagner n’est pas suffisant. Une juridiction a ainsi estimé qu’un surcoût de 7% du montant du marché ne pouvait « dans les circonstances de l’espèce, être regardé comme ayant entraîné un bouleversement de l’économie du marché qui seul, aurait pu ouvrir droit à indemnité » (CAA Paris, 26 mai 1998, SA SPIE Batignolles, n° 95PA03351). Cette notion de « bouleversement » est laissée à l’appréciation du juge, au cas par cas compte tenu des charges nouvelles pesant sur le contrat du fait de l’augmentation exceptionnelle du coût des matières premières, au regard des justificatifs apportés par l’entreprise. Tous les aléas ne sont donc pas constitutifs de « bouleversement ». Il existe toutefois des normes d’appréciation. Un contrat est considéré comme bouleversé lorsque le montant des charges liées aux circonstances imprévisibles atteint environ 1/15ème du montant initial HT du marché. 

Le caractère pragmatique de la notion de bouleversement conduit à s’interroger en outre sur l’incidence des clauses de variation ou de révision de prix. L’existence de telles clauses dans le contrat ne fait pas obstacle par principe à la théorie de l’imprévision. Elle rend simplement son application plus délicate car l’entrepreneur doit être en mesure de démontrer que la clause de variation ou de révision est insuffisante pour amortir l’augmentation des prix qu’il subit (CAA Nancy, 8 avril 2013, Sté Constructions Métalliques Savoyardes). Il est en effet fréquent que la mise en œuvre de la clause de variation évite le bouleversement de l’économie du contrat.

Parce qu’elle trouve sa justification dans le principe de continuité de l’action publique, la mise en œuvre de la théorie de l’imprévision est affectée par deux considérations fondamentales. 

La première tient à l’indemnisation de l’entrepreneur. L’indemnité à laquelle il peut prétendre n’équivaut pas à une garantie de recettes. La perte subie par l’entreprise est la conséquence d’évènements extérieurs aux parties et ne peut donc être intégralement supportée par l’administration. Dans un arrêt du 21 octobre 2019 (CE, 21 octobre 2019, Société Alliance, n° 419155), le Conseil d’État précise qu’en cas de mise en œuvre de la théorie de l’imprévision, le cocontractant « est en droit de réclamer une indemnité représentant la part de la charge extracontractuelle que l’interprétation raisonnable du contrat permet de lui faire supporter. Cette indemnité est calculée en tenant compte, le cas échéant, des autres facteurs qui ont contribué au bouleversement de l’économie du contrat, l’indemnité d’imprévision ne pouvant venir qu’en compensation e la part de déficit liée aux circonstances imprévisibles ».  La norme d’appréciation généralement mise en œuvre par la jurisprudence conduit à laisser à la charge de l’entreprise titulaire du marché environ 10% du montant du déficit résultant des charges extracontractuelles. Il s’agit là d’un taux susceptible de varier entre 5% et 25% en fonction d’éléments de variations qui peuvent tenir aux circonstances mêmes de l’imprévision, au comportement de l’entreprise et aux diligences mises en œuvre pour se couvrir contre les risques inhérents à l’activité économique (dans le cas toutefois de faits de guerre qui impactent les conditions économiques d’un marché, les diligences paraissent illusoires), à la taille des entreprises (les TPE et les artisans ne sont pas dans la même situation que les grandes entreprises qui ont les moyens d’anticipation ou de couverture des aléas susceptibles d’affecter leurs approvisionnements).

La seconde s’attache au comportement de l’entreprise titulaire du marché. Celle-ci ne doit pas cesser ses prestations au prétexte d’un évènement imprévisible rendant impossible l’exécution normale du marché. L’entreprise qui ne poursuivrait pas l’exécution de son contrat ne pourrait alors bénéficier de la théorie de l’imprévision (CE 5 novembre 1982, Sté Propetrol, n° 19413). C’est ici que se manifeste la justification de l’imprévision qui est de permettre au cocontractant de l’administration de poursuivre l’activité nonobstant le bouleversement de l’économie du contrat causé par l'évènement imprévisible. Tout logiquement, le montant des charges extracontractuelles doit être évalué sur l’ensemble du contrat, à la fin de l’exécution de celui-ci. Toutefois, si le bouleversement du contrat est tel que la poursuite même de l’activité est menacée, l’entreprise titulaire peut solliciter des indemnités provisionnelles à valoir sur l’indemnité globale d’imprévision dont le montant sera déterminé au moment du règlement financier du marché.

Sur le plan du formalisme contractuel, l’indemnité d’imprévision ne devrait pas pouvoir être fixée dans le cadre d’un avenant au contrat. Il ne s’agit pas en effet de garantir l’équation financière du cocontractant dans le cadre de l’exécution normale du contrat mais de prendre des mesures exceptionnelles visant à permettre sa poursuite. Les aménagements à l’exécution des contrats (« l’accord sur les conditions spéciales dans lesquelles le cocontractant pourra continuer le service » selon la formule de l’arrêt Gaz de Bordeaux) seront formalisés par une convention liée au contrat, applicable sur toute la durée de la période d’imprévision et qui pourra comprendre une clause dite de rendez-vous en fin de contrat qui permettra de fixer le montant définitif de l’indemnité d’imprévision.

On rappellera enfin que la théorie de l’imprévision s’applique à des situations temporaires. Si le déficit devient permanent et définitif (ce qui peut advenir pour des contrats de concession), les difficultés sont assimilées à la force majeure. L’exécution du contrat devient impossible. L’administration peut résilier le contrat, le cocontractant est en droit de solliciter la résiliation et s’il s’agit d’une concession, chacune des parties peut demander au juge qu’il prononce la résiliation (CE, 9 décembre 1932, Compagnie des tramways de Cherbourg, n° 89655).

Pierre Egea-Ausseil, Agrégé des universités, Avocat à la Cour et Martial Groslambert, Avocat à la Cour


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