Actualité majeure pour de multiples secteurs économiques (finance, luxe, immobilier, culture, médias, gaming), le déploiement du Web3 à grande échelle impliquera inévitablement de régler la confrontation entre l'anonymat offert par la blockchain et l'impérieuse nécessité de sécurité juridique dans ce nouvel environnement.
En juin 2022, deux décisions de justice rendues à quelques jours d'intervalle aux États-Unis et au Royaume-Uni sont venues esquisser une proposition innovante, en admettant que des actes judiciaires puissent être notifiés à une personne non identifiée au moyen d'un NFT.
Si cette pratique devait se confirmer, la technologie blockchain devrait elle-même apporter une solution (au moins partielle) à l'une des problématiques qu'elle a engendrées.
Mais quelle sera la portée véritable de ces décisions ? Sont-elles transposables en France ?
Anonymat vs. Responsabilité juridique : principes et conséquences de la blockchain
Le Web3 désigne un internet décentralisé adossé sur la technologie blockchain, laquelle repose notamment sur deux promesses : la transparence des transactions d'abord (via le caractère public des registres), mais aussi l'anonymat des personnes concernées, uniquement identifiées à travers un portefeuille numérique (wallet) ne dévoilant en principe aucune information nominative.
Originellement pensé comme une protection de la vie privée[1], l'anonymat de la blockchain est devenu quinze ans plus tard la cause de multiples critiques, parmi lesquelles la difficulté de poursuivre les personnes se rendant coupables d'actes illicites en matière de cryptomonnaie ou de NFT.
On pense à la contrefaçon ou au vol de cryptoactifs[2], mais également au phénomène de Rug Pull, sorte d'arnaque consistant à cesser d'animer des collections de NFT après avoir encaissé l'argent de leur vente, en dépit des promesses de développement et de valeur annoncées aux futurs acquéreurs à grand renfort de communication (notamment via des influenceurs).
En 2022, les litiges se sont multipliés avec souvent un point commun : l'impossibilité pour les victimes d'engager des poursuites judiciaires, notamment civiles, contre des auteurs non identifiables.
Les NFT comme instruments juridiques pour contourner l'anonymat ?
Une lueur vient de surgir à l'occasion de deux décisions de justice rendues en juin 2022 par le Tribunal de 1ère instance de New-York (LCX AG v. John Doe, 2 juin 2022) et par la Haute Cour d’Angleterre et du Pays de Galles (D’Aloia v. Persons Unknown, Binance Holdings and Others, 24 juin 2022).
Dans ces deux affaires, les juridictions ont accepté que des actes judiciaires (ordonnance, citation à comparaître, etc.) soient valablement notifiés par l'envoi d'un NFT (selon la pratique du Airdrop) vers le portefeuille numérique à l'origine des faits litigieux, alors que l'identité du détenteur demeurait inconnue.
Aux États-Unis comme outre-Manche, ces décisions sont considérées par certains comme une révolution contentieuse, ayant pour mérite de proposer une solution pratique à la problématique de l'anonymat du Web3, même si elle n'en règle pas tous les aspects (en particulier concernant l'exécution des décisions).
En France cependant, la signification d'une assignation répond à des règles procédurales strictes, relativement éloignées du fameux “You’ve been served !” des films américains. Admise depuis 2012, la signification électronique ne peut intervenir que selon des conditions très encadrées, qui n'incluent pas (pour le moment) la délivrance par NFT. L'identité du destinataire doit également être connue à l'avance, ce qui empêche concrètement de délivrer une assignation à une personne dont on ne connaît que le portefeuille numérique.
Il n'est pas certain que le droit français soit prêt à évoluer pour intégrer une pratique aussi novatrice, et les pouvoirs publics semblent privilégier d'autres solutions (portefeuille d'identité numérique centralisé ou non, pseudonymisation certifiée)[3]. Dans l'attente, les notifications d'actes (pré)contentieux par NFT pourraient malgré tout permettre dès aujourd'hui de régler certains conflits. Face à un tiers ayant mis en vente un NFT contrefaisant sur une plateforme (type Opensea), un ayant-droit pourrait ainsi adresser une mise en demeure par l'envoi d'un NFT vers le wallet du contrefacteur. À défaut de retrait spontané par ce dernier, la mise en demeure servirait à obtenir le déréférencement du contenu litigieux auprès de la plateforme. Le recours au NFT permettrait donc ici, en dépit de l'anonymat, de certifier l'envoi et la réception d'une mise en demeure et de faciliter la modération des contenus par les plateformes.
Me J. Guinot-Deléry, Avocat associé chez Gide Loyrette Nouel et Timothée Guichoux Élève Avocat
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[1] Cf. le Livre blanc de Bitcoin de Satoshi Nakamoto, pseudonyme du ou des concepteurs du Bitcoin (2008)
[2] Cf. Fraudes aux cryptomonnaies : des victimes démunies et des autorités dépassées, Start Les Echos, 20 octobre 2022
[3] Mission exploratoire sur les métavers, Rapport public remis le 24 octobre 2022