À propos de l'arrêt de la Cour de cassation, 1er mars 2023, n° 21-14.787 par Karl Hepp de Sevelinges, Laïd Estelle Laurent et Ruben Koslar, avocats, Jeantet.
Une évidence : cédez, plutôt que fermez !
Les fermetures de sites industriels français font régulièrement l’actualité, tous secteurs confondus. Pour ne citer que quelques-uns des plus symptomatiques : le site de Bridgestone à Béthune (2021/pneus, 2021/900 salariés), l’usine Whirlpool d’Amiens (2017/sèche-linge/280 salariés), et enfin l’usine Florange d’Arcelor Mittal (2012/acier/630 salariés) qui a donné son nom à la loi obligeant, dans certaines circonstances, les groupes souhaitant fermer un de leur site de production à rechercher préalablement un repreneur afin de vendre le site (loi n° 2014-384 du 29 mars 2014, « loi Florange »).
Même lorsque la recherche d’un repreneur n’est pas obligatoire, la cession d’un site de production présente en effet des avantages non discutables par rapport à une fermeture : un nouvel avenir pour l’usine, maintien d’un certain nombre d’emplois, transmission/préservation d’un savoir-faire, une sortie du groupe plus rapide et sans mauvaise presse ...
Attention toutefois aux risques de la cession « distress » …
Les choses deviennent en effet moins agréables pour le cédant lorsque le cessionnaire conduit l’entreprise cédée au « dépôt de bilan », parfois seulement quelques mois après la cession. Lorsqu’il s’agit de groupes puissants ou connus, la presse n’hésite pas à s’emparer du sujet avec des accusations publiques d’une volonté du puissant actionnaire de vouloir se soustraire à ses devoirs (qualifiés injustement d’«obligations») envers les salariés du site ou bien de volontairement agir en fraude des droits des créanciers. Mais au-delà de la mauvaise presse, ces cessions suivies que peu de temps après d’une liquidation judiciaire, font régulièrement naître des contentieux initiés par les salariés, le liquidateur judiciaire ou des créanciers, à l’encontre du cédant, basés sur une multitude de fondements soulignant l’imagination débordante de notre confrérie :
- action en responsabilité délictuelle à l’initiative des salariés pour avoir transféré (« externalisé ») les coûts de leurs licenciements à un cessionnaire incapable de les assumer ;
- action en responsabilité délictuelle à l’initiative du liquidateur judiciaire pour avoir négligemment cédé une filiale au détriment des droits des créanciers de cette dernière ;
- action en responsabilité pour « défaillance programmée » ;
- action en responsabilité à l’initiative du liquidateur judiciaire pour soutien abusif du cédant (ancien actionnaire) ;
- extension de la procédure collective de la filiale à l’ancien actionnaire pour « fictivité » de la personne morale ;
- action en comblement de passif à l’initiative du liquidateur judiciaire à l’encontre du cédant (ancien actionnaire), qualifié de dirigeant de fait;
- action en responsabilité spécifique aux sujets environnementaux (pollution de site) à l’initiative du liquidateur judiciaire ;
- action initiée par les salariés fondée sur le concept du « co-emploi »…
Bien que ces actions manquent souvent de fondements ou de caractérisations factuelles et donc n’aboutissent pas une fois passées le contrôle de la Cour d’Appel et de la Cour de Cassation, on constate néanmoins que les juridictions du premier degré tendent à reconnaître facilement la responsabilité du cédant dans ces circonstances.
En conséquence, même si les chances de succès de ces actions sont assez faibles, sous toutes réserves, les salariés et liquidateurs judiciaires n’hésitent pas à initier ce type d’actions judiciaires dans une stratégie plus globale (souvent couplée de campagnes de relations publiques soutenues par certains syndicats) de négociation avec l’actionnaire cédant qui sera tenté de mettre la main à poche pour transiger afin d’éviter : une mauvaise presse, du temps consacré à la gestion du contentieux et le coût en honoraires d’avocat d’une procédure judiciaire pouvant durer de nombreuses années.
Il faut noter que le recours à ces actions, pourtant potentiellement vouées à l’échec, est caractéristique en France, du fait de la faiblesse, quasiment nulle, des frais de justice pour initier l’action. Seules les honoraires de l’avocat pourraient être un frein, mais la combinaison d’un honoraire aux temps passés avec celle d’un honoraire de résultat rend l’action plus accessible financièrement pour le demandeur.
La conciliation : un outil procédural pour limiter les risques d’action judiciaire post cession « distress »
La pratique française du « distress M&A » a développé des outils contractuels et procéduraux permettant de sécuriser les cessions « distressed » et ainsi réduire le risque d’action judiciaire à l’encontre du cédant d’une filiale ou d’une activité non rentable :
- engagement contractuel du cessionnaire de poursuivre l’activité et / ou d’injection d’argent frais (couvrant le BFR de la cible sur une période d’au moins 18 mois) ;
- protection contractuelle de la cible en difficulté contre les détournements de ses liquidités/actifs par le nouvel actionnaire (interdiction ou encadrement des conventions de cash pooling, de management fees, de prestations de services …),
- demande de garantie de la société-mère du cessionnaire ;
- examen des projets de reprise des acheteurs potentiels et de leur plan d’affaires, avec l’aide d’un cabinet d’audit indépendant ;
- recours à une procédure amiable et confidentielle de mandat ad hoc ou de conciliation du livre VI du code de commerce pour encadrer le processus de cession et sanctionner cette dernière par un contrôle du tribunal ou de son président.
La procédure de conciliation offre à un débiteur en difficulté un cadre procédural lui permettant de discuter avec ses créanciers afin de trouver un accord sur la restructuration de sa dette, mais aussi avec ses actionnaires, investisseurs et partenaires financiers afin d’obtenir un nouveau soutien financier permettant d’assurer la pérennité de l’entreprise. Dans certains cas, la mission du conciliateur peut évoluer vers un « pre-pack cession », au cours duquel la cession de l’activité du débiteur en difficulté est pré-négociée avant d’être cédée judiciairement (sans les dettes) dans le cadre d’une procédure collective expresse, sous le contrôle du tribunal compétent venant valider la cession par un jugement.
Une utilisation créative de cette procédure a été développée par les praticiens du restructuring afin de sécuriser une opération de cession d’une filiale, donc non plus de son activité, mais de ses actions avec ses dettes. Cette sécurisation répond à l’intérêt commun des salariés, du cédant et du cessionnaire. L’encadrement de la conciliation évite les risques de « dépôt de bilan » post-cession, et en cas de « dépôt de bilan » qui n’a pu être évité, la remise en cause de la cession et l’initiative d’action en responsabilité à l’encontre de l’actionnaire cédant. La conciliation aboutit à la conclusion d’un protocole de conciliation formalisant la cession à un cessionnaire ayant démontré sa capacité à assurer la pérennité de l’activité de la filiale cédée, au moins durant 18 mois. La sécurisation de l’opération s’opère par une demande d’homologation du protocole de conciliation par le tribunal compétent.
L’homologation du protocole requiert un contrôle juridictionnel garantissant que (i) la cible n’est plus en état de cessation des paiements (ii) la cession protocolée assure la pérennité de l’activité et (iii) les intérêts des créanciers qui ne sont pas parties au protocole de conciliation, ne sont pas spoliés.
Ces outils permettent ainsi au cédant de justifier qu’il n’a pas « négligemment » cédé une activité/filiale déficitaire, quand bien même pourtant, aucune disposition légale lui impose de s’en inquiéter !
Une jurisprudence très commentée !
Dans l’affaire qui a conduit à la récente décision de la Cour de cassation, les parties n’avaient en effet pas pris les précautions susmentionnées.
Le 18 octobre 2011, la société allemande Prevent Dev GmbH a cédé 100% des actions de sa filiale Prevent Glass à l’investisseur allemand Erlensee, pour un prix de cession symbolique de 1 euro. Le projet de reprise reposait sur l’idée « irréaliste » d’une augmentation des prix de l’ordre de 30% vis-à-vis du principal client (Volkswagen) afin de retrouver le chemin de la rentabilité.
Un mois après la cession, le 21 novembre 2011, une procédure de redressement judiciaire a été ouverte à l’encontre de Prevent Glass, indiquant que la société était en état de cessation des paiements depuis le 31 juillet 2011 (mois précédant la cession). Le redressement judiciaire a été converti peu après, le 9 mai 2012, en liquidation judiciaire. Le 30 mai 2012, tous les salariés ont été licenciés par le liquidateur judiciaire.
30 d’entre eux ont intenté des actions en justice devant les juridictions civiles et prud’homales à l’encontre des sociétés impliquées, dont le cédant, au motif que celui-ci avait agi frauduleusement et abusivement en ne veillant pas à ce que le projet de reprise de l’acquéreur soit financièrement et économiquement viable.
Le 27 mars 2019, le Tribunal de Commerce de Fontainebleau a statué en faveur des salariés. Par la suite, la décision a été réformée par la Cour d’Appel de Paris, qui a considéré, conformément à la jurisprudence dominante, qu’il n’y avait pas de faute du cédant : en particulier, ce dernier n’avait jamais caché la situation financière difficile de sa filiale et ne pouvait être tenu responsable de la violation par le cessionnaire de ses engagements contractuels.
Une motivation bienvenue pour les cédants
L’affaire est l’occasion pour la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de Cassation d’énoncer un principe de droit dans un arrêt publié (1er mars 2023, n° 21-14.787) :
« Il ne résulte d'aucun texte ni d'aucun principe qu'une société mère a, lorsqu'elle cède les parts qu'elle détient dans le capital social d'une filiale en état de cessation des paiements, l'obligation de s'assurer, avant la cession, que le cessionnaire dispose d'un projet de reprise garantissant la viabilité économique et financière de cette filiale ».
En statuant ainsi, la Cour de Cassation rappelle et tire les conséquences logiques du principe d’autonomie et d’indépendance de la personne morale : la notion de groupe de sociétés n’atténue pas ce principe et ne fait pas naître une obligation légale de soutien financier de la société mère à l’égard de ses filiales. Ainsi, la cession d’une filiale en difficulté à un tiers n’exige, légalement, aucune précaution particulière autre que celles contractuellement prévues ou que la conscience appelle.
Ce principe s’inscrit dans la lignée de décisions antérieures de la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de Cassation, rappelant que la responsabilité de l’actionnaire ne peut être engagée qu’en cas de faute d’une gravité telle et particulière ayant contribué à l’insolvabilité de sa filiale.
Il convient de noter que l’argument des salariés selon lequel le transfert constituait une externalisation frauduleuse des licenciements collectifs a été jugé irrecevable par la Cour de Cassation, qui a considéré (conformément à la jurisprudence antérieure) que la constatation d’une telle fraude dépasse un contrôle purement juridique, puisqu’il relève d’une appréciation factuelle relevant de la compétence exclusive des juridictions de première instance.
Attention tout de même : certaines stratégies demeurent risquées et à proscrire !
La décision de la Cour de Cassation ne doit pas pour autant déresponsabiliser les cédants d’une activité en difficulté.
Plus généralement, le fait de désavantager indûment une filiale préalablement à la vente de ses actions, par exemple par le biais de contrats intragroupe conclus à des conditions défavorables (cession d’une licence pour un prix symbolique, fourniture de biens et services à perte, paiement de frais de gestion à la société mère exagérés, etc.), la réalisation de sûretés (gages sur stocks ou nantissements), la résiliation de contrats intragroupe indispensables à la filiale (sous-traitance, distribution …), en l’absence des délais de préavis suffisant et d’une manière générale, tout acte contraire à l’intérêt de la filiale, qui pourraient fonder des actions judiciaires en responsabilité à l’encontre du cédant ou du groupe.
Quelques facteurs de risque à évaluer en amont de la cession ou de la fermeture de la filiale en difficulté
Il est important de ne pas négliger certains facteurs de risque, tels que :
- Les lettres confort régulièrement émises par les sociétés mères au profit de leurs filiales en difficulté souvent à la demande du commissaire aux comptes devant certifier la continuité d’exploitation de la filiale dans le cadre de la revue annuelle des comptes. Les juridictions ont de plus en plus tendance à qualifier ces lettres de confort, de lettres créatrices d’obligations de résultat plutôt que d’obligations de moyens ;
- La position des actionnaires relative aux décisions d’investissement prises par une filiale ;
- Les engagements qui auraient été pris à l’égard des salariés de la filiale cédée par une autre société du groupe ;
- Les obligations envers des tiers qui pourraient exister de manière plus globale, par exemple sous la forme de garanties de la société mère ou autres engagements.
Ces circonstances peuvent être en effet de nature à créer des risques additionnels.
Conclusion : réjouissez-vous cédants, mais restez prudents
Dans le contexte économique global qui risque de conduire au désengagement de groupes européens et internationaux vis-à-vis de leurs filiales françaises en difficulté, cette décision peut rassurer ces groupes.
En effet, la clarté du principe énoncé par la Cour de Cassation devrait rappeler à l’ordre les juridictions du premier degré et raisonner les parties à l’initiative d’actions indemnitaires à l’encontre d’un actionnaire cédant non fautif.
Néanmoins, il demeure fortement recommandé d’évaluer en amont les risques d’une opération de cession « distress » et de l’encadrer procéduralement par une conciliation.
Karl Hepp de Sevelinges, Laïd Estelle Laurent et Ruben Koslar, avocats, Jeantet.