La durabilité, une révolution dans la gouvernance d’entreprise

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Noëlle Lenoir, Avocate chez Noëlle-Lenoir-Avocats, analyse les défis mise en œuvre de la directive (UE) 2022/2464 du 14 décembre 2022 dite CSRD.

A- Un principe clé : la transparence

Directement inspirée du Pacte Vert (ou Green Deal) de l’Union européenne, la directive CSRD « sur la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises » a été transposée en France - premier Etat membre à le faire - par l’ordonnance n°2023-1142 du 6 décembre 2023 « relative à la publication et à la certification d’informations en matière de durabilité et aux obligations environnementales, sociales et de gouvernement d’entreprise des sociétés commerciales ». Cette ordonnance a été suivie d’un décret n° 2023-1394 du 30 décembre 2023 qui a notamment introduit dans le code de commerce un article R232-8-4 décrivant la typologie des informations à publier par les sociétés commerciales concernées, y compris sur internet, dans un rapport annuel de durabilité.

Ce ne sont pas moins de 1198 données qui devront ainsi être publiées dans leur rapport de durabilité par les entreprises assujetties, sauf à ce que ces dernières précisent les motifs pour lesquels certaines données ne sont pas publiées car n’ayant pas, selon l’entreprise, un impact suffisant.

On évalue à 50 000 a minima le nombre des entreprises astreintes à cette obligation. Ce sont :

  • Les entreprises remplissant deux des trois critères suivants – 250 salariés, 20 millions€ au bilan, 40 millions€ de chiffre d’affaires ;  
  • Les PME cotées ;
  • Les PME non cotées qui remplissent deux des trois critères suivants : de 10 à 250 salariés, entre 350k€ et 20 millions€ au bilan, entre 700k€ et 40 millions€ de chiffre d’affaires ;
  • Les succursales ou filiales de sociétés non européennes, pour peu que leur chiffre d’affaires dans l’Union excède 150 millions€.

En réalité, le nombre d’entreprises impactées par la directive sera infiniment supérieur au chiffre affiché de 50 000. En effet, les PME exemptées seront tenues en tant que fournisseurs de transmettre à leurs clients une série d’informations (sur les conditions de travail de leurs employés, la diversité, le respect de l’environnement et des droits de l’homme etc.) à mentionner dans le rapport de durabilité de ces clients.

Si beaucoup de grandes entreprises sont maintenant familiarisées avec ces obligations de transparence et se sont dotées d’indicateurs sociaux et environnementaux fiables, il n’en est pas ainsi des PME. On peut facilement imaginer que la plupart d’entre elles n’auront pas les moyens logistiques ou financiers de fournir des informations totalement fiables.

Face à l’insuffisance éventuelle des données en matière de durabilité transmises par les fournisseurs ou sous-traitants de sa chaine d’approvisionnement, quelle sera la réaction de la société donneuse d’ordres ? Rien ne permet de l’anticiper. Cependant, dans le rapport d’information du 7 février 2024 présenté par Mmes Anne-Sophie Romagny et Marion Canalès au nom de la délégation aux entreprises du Sénat, il est sagement recommandé aux entreprises assujetties de ne pas prendre prétexte de ces éventuelles déficiences pour rompre les relations commerciales avec leurs fournisseurs; ce qui signifie que les plus grandes entreprises devraient se préoccuper de former leurs fournisseurs pour les préparer à ces nouvelles contraintes.

B- Quelles données publiées ?

La France est au niveau de l’Union le pays qui a le mieux pris en compte de longue date le souci de la durabilité. Depuis près d’un quart de siècle, nos entreprises sont astreintes en effet à intégrer dans leurs stratégies commerciales non seulement des objectifs de rentabilité à court terme, mais également des préoccupations plus qualitatives inscrites dans le long terme.

Cette approche leur a été imposée d’abord par la loi relative aux nouvelles régulations économiques (NRE) n°2001-420 du 15 mai 2001 qui a introduit un article L. 225-102-1 dans le code de commerce prescrivant la publication dans le rapport de gestion d’informations, « sur la manière dont la société prend en compte les conséquences sociales et environnementales de son activité ». Puis, ce fut la loi sur la croissance et la transformation des entreprises (PACTE) n° 2019-486 du 22 mai 2019 qui insérait un alinéa 2 à l’article 1833 du code civil désormais ainsi rédigé :

 « Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l'intérêt commun des associés.

« La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».

Le rapport de durabilité fait directement écho à ces enjeux car il devra comporter une masse d’informations attestant de leur prise en compte effective par la société. Comparé à la Déclaration de Performance Extra-Financière (DPEF) créée par la directive 2014/95/UE du 22 octobre 2014 sur le reportage extra-financier à laquelle il se substitue, ce rapport sera infiniment plus précis, voire exhaustif.

  • D’abord, les informations publiées devront être à la fois prospectives et rétrospectives, qualitatives et quantitatives ;
  • Ensuite, dans les trois domaines concernés – climat, droits sociaux et humains et gouvernance-, les informations devront atteindre un degré de précision à nul autre pareil ;
  • Enfin, conformément au modèle français retenu pour la DPEF, elles devront être validées par un organisme tiers : commissaire aux comptes (CAC) déjà chargé du contrôle des comptes de la société, cabinet d’audit ou « prestataire de service d’assurance indépendant ».

Sur le premier point, la publication d’informations prospectives sera un exercice particulièrement hasardeux, car en annonçant une évolution stratégique ou de son modèle d’affaires significative, l’entreprise prendra un risque si elle n’y donne pas suite. Pourra-t-on lui en tenir rigueur et engager sa responsabilité ? Le juge pourrait être amené à le dire.

Sur le deuxième point concernant les trois domaines visés par la directive, le domaine relatif à la gouvernance marque une volonté d’engager la responsabilité des dirigeants et administrateurs dans l’accomplissement par la société de ses obligations de publication, voire le cas échéant sur le fond dans des conditions qui restent également à déterminer.

Parmi les informations à publier dans cette catégorie, figurera l’explicitation du rôle des organes d’administration, de direction et de surveillance sur la durabilité (ex. la manière dont ces questions ont été traitées par ces organes) et la description de la compétence et de l’expertise de leurs membres ; sans parler des précisions à apporter sur les systèmes de contrôle interne et de gestion des risques, mais aussi d’éthique des affaires, y incluses les actions de lobbying menées par l’entreprise ou en son nom ; soit des données qui pourraient confiner à l’immixtion dans la gestion.

Pour ce qui est de la validation préalable des informations à publier en matière de durabilité, c’est à une transformation radicale de la conception de la comptabilité à laquelle on va assister. Il n’y a plus de séparation tranchée entre les reportages financier et non financier, ce qu’illustre l’obligation de publication d’un schéma de « double matérialité ». Suivant ce dernier, chaque facteur de durabilité ou ESG (« Environmental, Social and Governance ») est évalué à la fois sur le plan financier et sur le plan de son impact sur la société et sur l’environnement de celle-ci.

La performance de l’entreprise étant censée être désormais évaluée globalement sur la base de cette double appréciation. Du fait de cette approche globale, il appartiendra le plus souvent aux CAC d’effectuer des audits, éventuellement par sondage, pour vérifier que les informations à publier sont fiables et correctement présentées de manière à permettre la comparabilité d’une entreprise ou d’un secteur à l’autre à travers l’Union européenne.

C- Des normes ESRS pour compléter les normes IFRS

La collecte des informations exigera de procéder à des due diligence pour lesquelles la plupart des entreprises assujetties devront recourir à des prestataires externes. Un cadre uniforme est néanmoins établi par des actes délégués pris par la Commission européenne, sur habilitation de la directive.

Ce cadre est celui du système de normes ESRS (« European Sustainability Reporting Standards ») dont l’Union européenne entend se doter, en complément des normes IFRS, en espérant qu’un maximum de pays les adopteront. Il est vrai que remporter la bataille des normes, ce qui est en général le cas des Etats-Unis, constitue un fort atout dans la compétition que se livrent les grands pôles économiques.

Les normes ainsi fixées sont de trois sortes :

  • Des normes « universelles », applicables à l’ensemble des sociétés, couvrant l’ensemble des thématiques ;
  • Des normes spécifiques pour les PME cotées sur les marchés règlementés ;
  • Des normes sectorielles précisant les impacts, risques et opportunités liés à chaque thématique de durabilité (environnement, social, gouvernance).

Un premier train de normes ESRS 1 « Principes généraux » concerne l’architecture, les principes et les concepts à appliquer (caractéristiques de l’information, double matérialité, structure des données, chaîne de valeur etc.) ;

Un deuxième train de normes ESRS 2 « Informations générales » détaille les informations à fournir dans les thématiques concernées : gouvernance, stratégie, processus d’identification et gestion des impacts, risques et opportunités, indicateurs et objectifs. Ces normes thématiques ne sont pas toutes obligatoires. Il reviendra à chaque entreprise via l’analyse de double matérialité d’identifier les facteurs de durabilité significatifs devant donner lieu à la publication d’informations. Toutefois, l’entreprise devra justifier de la non-publication de certaines informations.

Ces normes sont arrêtées par la Commission européenne sur proposition de l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group), une association de droit belge créée par la Commission pour lui dispenser des conseils techniques. La formalisation de normes de durabilité est de nature à faciliter la tâche des entreprises confrontées à une obligation qui dépasse par sa portée toutes les obligations de transparence jusque là imposées à un titre ou un autre aux sociétés commerciales. Cette normalisation est également indispensable pour harmoniser la présentation des informations requises à travers l’Europe et ainsi garantir face à cette obligation un « level playing field » entre entreprises assujetties. Enfin, elle va permettre aux tiers intéressés (que l’on appelle aujourd’hui « parties prenantes ») de comparer ce qui est comparable d’une année à l’autre et d’une entreprise ou d’un secteur à l’autre.

Toutefois, comme le montrent les rapports produits par l’EFRAG sur son site, ces normes ne sont pas exemptes de complexité et l’on peut craindre que leur application introduisent au sein des entreprises une bureaucratisation accrue. Peut-être est-ce l’effet d’une sur-représentation des cabinets d’audit et d’une sous-représentation des entreprises au sein de l’EFRAG, que n’a pas manqué de relever le Sénat dans le rapport d’information précité de sa délégation aux entreprises. Les rapporteurs y soulignent « Cette situation a sans doute conduit à l’adoption de normes particulièrement complexes à lire et à comprendre ». Une fois le système « rodé », on peut espérer qu’à la phase de construction de ce nouveau système de normes, succède une phase de simplification pour les rendre plus intelligibles notamment pour les « parties prenantes » non-initiées. 

En guise de conclusion 

  • La gestion des sociétés va se trouver très profondément modifiée du fait des obligations de rendu-compte des entreprises imposées par la directive CSRD qui dépassent de très loin leur devoir d’information de leurs actionnaires et des investisseurs ; le but étant d’introduire une manière de contrôle social sur les sociétés commerciales que certains commentateurs n’ont pas hésité à qualifier de « capitalisme tempéré».
  • Dès lors que les entreprises vont devoir justifier de la conformité à des exigences sociétales, indépendantes de leur rentabilité financière ou du strict cadre du droit du travail, la publication du rapport de durabilité revêtira nécessairement des risques : risques réputationnels si les informations et indicateurs publiés ne sont pas au niveau des attentes, risques juridiques si ces informations sont regardées comme porteuses d’engagements juridiques dont le respect s’impose (cas de l’écoblanchiment engageant la responsabilité civile, pénale et administrative de la société).

La publication du rapport de durabilité n’est donc pas un simple exercice d’information. Il fait partie intégrante du dispositif de gestion des risques : à l’expérience, le regard de l’avocat pour détecter et évaluer ces risques avant toute publication est plus que jamais indispensable au même titre que celui du comptable ou du prestataire d’assurance des informations en matière de durabilité.

Noëlle Lenoir, Avocate chez Noëlle-Lenoir-Avocats


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