Une vaine tentative d’allonger la durée des droits d’auteur sur le Boléro de Ravel

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Vanessa Bouchara, avocat fondatrice du cabinet Bouchara & Avocats commente l'affaire des droits attachés au Boléro de Ravel.

Le Boléro est un ballet créé en 1928, représenté pour la première fois à l’Opéra de Paris le 22 novembre 1928. 

  • Maurice Ravel en a composé la musique, 

  • Les décors et costumes du ballet ont été réalisés par Alexandre Benois,

  • La chorégraphie par Bronislava Nijinska. 

Maurice Ravel est l’un des plus célèbres compositeurs français du XXᵉ siècle et le Boléro est son œuvre la plus notoire. Maurice Ravel décède le 28 décembre1937. Alexandre Benois, décorateur et librettiste de ballets, artiste-peintre et historien d’art russe, est quant à lui décédé le 9 février 1960. Bronislava Nijinska est une chorégraphe célèbre du début du XXᵉ siècle, née en Russie en 1891 et décédée le 21 février 1972.

Le 8 avril 2016, deux bulletins de déclaration modificatifs mentionnant Maurice Ravel et Alexandre Benois en qualités respectives de compositeur et d'auteur du Boléro étaient déposés auprès de la SACEM. Des échanges s’en sont suivis entre les successions Ravel, Benois et la SACEM et, par une décision du 29 avril 2016, le Conseil d'administration de la SACEM a refusé d'admettre la modification du bulletin de déclaration initial du Bolero consistant à adjoindre Alexandre Benois à Maurice Ravel en qualité de co-auteur de l'œuvre.

En avril 2016, le Bolero entrait dans le domaine public, 78 ans après le décès de Maurice Ravel, intervenu le 28 décembre 1937, l’œuvre ayant bénéficié des prorogations de la seconde guerre mondiale, soit 8 ans et 120 jours, venant s'ajouter à la durée de protection, instituée par la loi du 3 juillet 1985, de 70 ans à compter du 1ᵉʳ janvier suivant la date du décès de l’auteur.

L’objectif de cette procédure, initiée par les ayants-droits d’Alexandre Benois à l’encontre de la SACEM était de faire condamner la SACEM à enregistrer les bulletins rectificatifs sur le Boléro déposés le 8 avril 2016, ainsi qu’à reprendre la gestion des droits sur le Bolero conformément auxdits bulletins rectificatifs. Cela impliquait nécessairement la reconnaissance de la qualité de co-auteur de l’œuvre au profit d’Alexandre Benois, décédé postérieurement à Maurice Ravel.

L’enjeu était de remettre en cause l’entrée de l’œuvre dans le domaine public à la date du 30 avril 2016 et d’obtenir un allongement des droits d’auteur, qui bénéficierait tant à la succession d’Alexandre Benois qu’à celle de Maurice Ravel.

Tout d’abord, la SACEM a soulevé une fin de non-recevoir en raison de l'atteinte disproportionnée que les demandes portent au principe de sécurité juridique et au droit à la preuve garantis par l'article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La SACEM considère que les demandes ont été formées au-delà d'un délai raisonnable, les faits étant très anciens, et que le comportement notoire et non équivoque de Maurice Ravel et Alexandre Benois de leur vivant tout comme l’inaction prolongée des demandeurs pour faire valoir leurs prétentions, doit conduire le Tribunal à les déclarer irrecevables.

Le Tribunal considère que la SACEM a bien un intérêt légitime à soulever cette fin de non-recevoir.

Le Tribunal considère qu’il convient de mettre en balance deux droits fondamentaux tirés de la Convention, le droit à la sécurité juridique d’un côté, et le droit à un tribunal de l’autre. C’est en faisant cette analyse objective des faits que le Tribunal considère que la SACEM est mal fondée à se prévaloir du caractère disproportionné de l’atteinte portée au principe de sécurité juridique par la présentation de la demande, dont il est rappelé qu’elle n’est soumise à aucun délai de prescription par le législateur français.

C’est au regard de ces éléments que la fin de non-recevoir soulevée par la SACEM est rejetée.

Puis, le Tribunal aborde le fond en s’interrogeant sur le pouvoir de contrôle de la SACEM sur la qualité d’auteur d’Alexandre Benois et analyse les preuves produites pour apprécier la revendication fondée sur l’œuvre de collaboration. 

  • Sur le pouvoir de contrôle et d’appréciation des droits d’Alexandre Benois par la SACEM 

Le Tribunal précise à titre liminaire que les organismes de gestion collective, et notamment la SACEM, n’ont pas le pouvoir de porter une appréciation sur l’originalité des œuvres qui lui sont déclarées – appréciation qui relève du juge -, pas plus que sur celle des contributions de chaque co-auteur des œuvres de collaboration.

La question est donc celle de savoir si la SACEM dispose du pouvoir de contrôler si le déclarant est bien le créateur de l’œuvre déclarée ou s’il a contribué à sa création, indépendamment de toute appréciation portée sur son originalité ou celle de sa part contributive.

Pour le Tribunal, il ne peut être retenu que la SACEM a outrepassé ses pouvoirs en portant une appréciation sur la réalité de la contribution d’Alexandre Benois à l’œuvre Boléro en se fondant principalement :

  1. sur l’absence de toute démonstration de la rédaction d’un argument du ballet par Alexandre Benois,;

  2. sur le fait que Maurice Ravel et Alexandre Benois n’auraient pas travaillé simultanément à la création de l’œuvre, le premier “regrettant d’ailleurs son côté pittoresque”.

  • La qualification d’œuvre de collaboration

Le Tribunal rappelle que pour être qualifiée d’œuvre de collaboration, doit être démontrée l’existence d’une participation personnelle et concertée de plusieurs personnes physiques, en qualité d’auteurs, à la création de l’œuvre. Elle suppose ainsi non seulement une pluralité d’apports originaux, mais également la démonstration d’un travail créatif concerté et conduit en commun par plusieurs auteurs. L’œuvre de collaboration implique une concertation à chaque étape de la création, et même si la création n’est pas simultanée, il est essentiel que soit constatée une communauté d’inspiration et de but poursuivi ayant présidé à l’élaboration de l’œuvre, conférant à celle-ci un caractère indivisible.

Le Tribunal rappelle qu’il n’y a pas de présomption légale d’œuvre de collaboration en matière de ballets et que celui qui se dit co-auteur se doit de prouver sa participation effective au processus de création et son rôle créatif original.

Le Tribunal considère qu’il ne saurait y avoir d’œuvre de collaboration étant donné :

  • qu’aucune vision commune des deux hommes n’a préexisté à la conception de l’œuvre musicale de Maurice Ravel, laquelle n’a été composée que suivant ses seules inclinaisons, 

  • que les éléments d’ordre visuel effectivement créés par Alexandre Benois (costumes et décors) ou à l’égard desquels il prétend avoir fourni une contribution originale (scénographie notamment), qui livrent en définitive son interprétation de l’œuvre musicale, ne peuvent constituer le fruit d’un travail concerté auquel chacun aurait apporté sa vision et l’empreinte de sa personnalité. 

* *

Les ayants-droits de Maurice Ravel et d’Alexandre Benois ont été intégralement déboutés de leurs demandes et condamnées à 100 000 euros de remboursement de frais sur le fondement de l’article 700.

Cette décision, extrêmement motivée, est intéressante à plusieurs égards. 

Tout d’abord, il est rare que les Tribunaux s’expriment sur la latitude des organismes de gestion collective dans les droits qui leur sont soumis. Par ailleurs, le Tribunal a fait une analyse très approfondie des pièces et preuves qui lui ont été fournies de part et d’autre pour en tirer des conclusions sur l’existence ou non d’une œuvre de collaboration. 

Cette décision a d’ailleurs fait l’objet d’un communiqué de presse par le Tribunal Judiciaire de Nanterre, ce qui mérite d’être souligné.

Vanessa Bouchara, avocat fondatrice du cabinet Bouchara & Avocats


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